Ayant pour levain les croyances d’horizons divers qui la fondent, la définissent et qui, finalement, la construisent, la religion amène l’être humain à affirmer une chose sans réellement pouvoir en donner des preuves. Elle instigue au dépassement de soi et convie l’homme à manifester son altérité à l’adresse d’un inconnu. Dès lors, il peut fonder ses espoirs sur l’invisible, intégrer l’incertain dans son code de conduite ou, simplement, faire confiance à l’improbable. C’est cette thématique plurielle que les contributeurs au présent numéro de Legs et Littérature s’attèlent à mettre en faisceau. Au regard de son caractère ondoyant, le concept de religion ne fonctionne pas en vase clos. Il se déploie aux frontières d’un autre que l’on peut appréhender comme son corollaire : la spiritualité. Religion et spiritualité mobilisent ainsi l’esprit humain et le conditionnent intrinsèquement afin que celui-ci enclenche chez l’homme des attitudes positives et des aptitudes salutaires qui obligent ce dernier à croire sans voir.
Par nature, la religion se veut dogmatique. Soit elle décrète une vérité, soit elle la révèle. Croire a donc pour principale asymptote cette disposition de l’âme à honorer une présence surpuissante dont l’identité reste indéfinie, imprévisible, indéterminée et pour le moins insaisissable, comme en témoignent les nombreux patronymes auxquels recourent bien souvent les hommes pour identifier son mythe, désigner sa mystique ou en illustrer le mystère : Dieu, Allah, Yahvé, Adonaï, Rabah, Rabbi, etc. Croire, c’est également vénérer une force étrange que l’on positionne dans sa psychè comme sublime. Croire, c’est surtout confier à cette force omniprésente le secret et la primeur de ses faits et gestes, de même que les contours de son destin tout au long de sa vie quotidienne afin que ladite force en question en dispose à sa guise. Croire revient alors à se livrer volontairement au bon vouloir d’un esprit (in)connu, supposé supérieur, qui ne se pose qu’en s’imposant à nous comme entité existentielle, parce qu’on aura sacrifié aux exigences d’un pacte conclu avec lui, en lui confiant désormais les pleins droits voire la latitude de mener à bon port notre vie, de l’orienter à sa convenance, tout en espérant que les choix qu’il aura opérés pour nous s’avèrent opérants, du fait qu’ils procurent la sérénité et le réconfort nécessaires à l’épanouissement de notre être tout entier. En croyant, l’homme se fait l’adepte d’un cercle de vie et le militant d’une certaine chapelle religieuse. Comme tels, il abandonne le contrôle de son existence à la suprématie d’un être tiers mais suffisamment digne de confiance. Ce dernier entreprend de lui insuffler des vertus cardinales qui orientent sa nouvelle vie, à savoir la force, le courage, l’amour, la patience, l’humilité, la tolérance et la générosité vis-à-vis de ses semblables.
Dans une telle dynamique, pratiquer une religion vise à mettre en lumière « l’éthique des liens »[1], laquelle s’opère entre le sacré/le divin et le profane. Il s’agit d’intégrer la vision des hommes à l’é-gard de Dieu ou leurs rapports aux différents dieux qui conditionnent à ce jour l’être-au-monde de certains hommes. Voilà pourquoi Jean-Blaise Kenmogne voit dans son « éthique des liens » une « approche holistique du développement et de la vie ». Cette variante de l’éthique consiste précisément à « placer l’écologie au centre de l’altermondialisme et de donner de celui-ci une vision à la fois vaste et profonde dont les lames de fond sont l’éthique et la spiritualité »[2]. L’éthique kenmognesienne tire son froment d’un autre postulat fécond qui se polarise dans le devoir pour les hommes et les femmes de se comprendre et de vivre comme des êtres humains responsables de leur présence dans le monde et capables de répondre fructueusement aux questions qui se posent quant à leur situation globale aujourd’hui »[3]. Autant le reconnaitre, religion et spiritualité s’attirent et s’interpellent mutuellement, suscitant à chaque fois chez l’homo sapiens une responsabilité plus haute vis-à-vis des autres humains. Cette thématique jumelle impulse en eux des comportements dignes et honorables, lesquels engendrent des synergies de cœurs et charrient le vivre-ensemble harmonieux, par-delà les diversités identitaires. Les angles d’attaque et autres postures critiques assumés par les contributeurs au présent numéro cristallisent un tel argument.
Édouard Mokwé interroge la manière dont Jacques Roumain ficelle le thème du vaudou dans Gouverneurs de la rosée. Procédant à l’identification des mythes et des êtres spirituels puis, s’étendant jusqu’au cérémonial, à l’oralité caractéristique ainsi qu’à la valeur contrastée du vaudou dans la trame du corpus, l’analyse de ce chercheur révèle la religion vaudou comme l’une des articulations prégnantes de l’afrocentricité haïtienne. S’investissant dans le décryptage du Mazzeru qui dévoile la figure chamanique archaïque de la littérature corse contemporaine, Amandine Gouttefarde-Rousseau examine les diverses façons dont ce phénomène mystérieux s’inscrit dans la culture contemporaine en dépit de son existence séculaire. La chercheure s’intéresse aux visages que revêt ladite figure dans cette littérature qui met à l’honneur l’importance de cette spiritualité archaïque dans un monde pragmatique et laïc.. Pour sa part, Christophe Sékène Diouf démystifie l’incorporation de la figure messianique dans Weep Not, Child, The River Between et A Grain of Wheat, à travers la figuration des leaders politiques. Le faisant, il entend montrer le rôle fondamental du messianisme révolutionnaire dans l’engagement pour la libération des masses, avant de conclure que le messianisme révolutionnaire donne un cachet particulier au combat du leader politique dans sa quête de libération. Revisitant l’environnementalisme sacralisé dans la trilogie postcoloniale de Kate Grenville, Fabiola Obamé conduit le lecteur à réaliser que chez les Aborigènes, le sacré est inséparable d’une expérience religieuse qui conduit à la divinisation et à la transcendance telle que la décrit Kate Grenville dans ses œuvres. Il s’agit pour la chercheure d’appréhender le « temps du Rêve » comme clé de lecture de la représentation que les peuples australiens se font du monde. Il ressort de l’étude menée que la façon dont les Aborigènes se situent vis-à-vis de l’espace est déterminée par le temps du Rêve par lequel toute chose se voit sacralisée.
Au regard de ce qui précède, il apparaît dans le présent volume que la religion se confond à une « mission dans l’unité », laquelle consiste, pour Jet Den Hollander, à « faciliter, dans la mesure du possible, les processus de coopération missionnaire et de rapprochement »[4]. Le problème que soulève la thématique conjuguée de la religion et de la spiritualité n’est pas tant celui de la typologie ou de la variété des religions que celui de leur unité dans leur diversité. Jet Den Hollander asserte à cet égard : « aujourd’hui, on se rend compte de plus en plus clairement que la pluralité, même au sein de l’Église, fait partie intégrante, et de façon permanente, de notre contexte et que la mission, par sa nature même, crée la pluralité »[5]. Le postulat d’Hollander sur l’unité des églises rejoint peu ou prou celui d’autres penseurs, à l’instar d’Ebénézer Njoh Mouelle. Pour cet essayiste, « la spiritualité chrétienne introduit une dimension, celle de l’universalité »[6].
Mais comment se construit ladite universalité ? Mohamed Amine Jaballah tente d’apporter une réponse fructueuse à cette préoccupation heuristique en s’interrogeant à partir de L’Âme du Monde de Frédéric Lenoir. Pour ce chercheur, il s’avère intéressant de savoir et surtout de comprendre comment, au niveau textuel, la tentative de refonte de la religion, en la cernant comme un motif de communion, se concrétise dans le roman de Frédéric Lenoir pour sauver le monde. La « synergie religieuse » en débat permet au lecteur de remonter à la source même du phénomène religieux afin d’y puiser les valeurs fondatrices de l’humanité au-delà de plusieurs millénaires de codifications et de ritualisations menant à diverses sortes de fondamentalismes. Un besoin urgent se fait sentir pour le renouvellement du vieux monde nôtre, grâce aux apports de la religion et des spiritualités corollaires.
Telle est l’orientation adoptée dans l’étude d’Ikram Chemlali dans sa démystification de l’œuvre de George Sand. Si cette auteure se définit par sa posture d’anticléricaliste, elle n’est toutefois pas hostile à toute idée religieuse. Au contraire, elle postule l’avènement de « la nouvelle religion pour un État moderne »[7] puisque l’Église et son Christianisme s’avèrent indispensables pour l’invention d’une nouvelle cité humaine. Ainsi, si on les réforme, elles participent de la construction de la vision laïque de l’État moderne. Chemlali parvient à la conclusion que George Sand croit à un Christ qui enseigne un christianisme renouvelé pour fonder un État moderne.
La vision spirituelle que donne Jean-Blaise Kenmogne à son « éthique des liens » intègre la spiritualité judéo-chrétienne dans le sol des valeurs fondamentales africaines. Elle « interprète le limon de la révélation biblique comme un apport capital à l’hu-manité dans la quête d’un autre monde possible »[8]. L’étude de Thi Hoa Marie Lê souscrit à pareille allégation, tant elle se tourne vers le futur de l’humanité, tout comme l’est le futur de la laïcité au Tonkin. La contribution en question s’investit dans les recherches sur la tolérance du gouvernement colonial sur la laïcité de l’école au Tonkin. La problématique qui la sous-tend est celle de savoir comment l’application de la laïcité des écoles françaises s’est effectuée en Indochine à l’époque coloniale française. Thi Hoa Marie Lê établit, en dernier ressort, que « la laïcisation de l’école publique ne s’applique pas dans les pays de Protectorat comme le Tonkin et l’Annam car les Associations catholiques avaient bénéficié du Traité de 1874 »[9]. Si l’étude évoquée se révèle être une critique de l’intervention française, c’est parce que le consulteur romain s’inquiète surtout du respect de la liberté religieuse au Tonkin (Viêtnam). L’article forme ainsi un plai-doyer aux relents d’altermondialisme. Il s’agit de postuler un autre monde. Jet Den Hollander partage la même idée lorsqu’il déclare que « la diversité dans l’église est la conséquence du fait que Dieu, […] a créé la diversité et se réjouit des multiples façons dont les hommes répondent à l’Esprit Saint »[10].
L’une des façons de répondre à l’Esprit Saint est, d’après Mohammed Benaziz, le fait de communiquer par l’art pour mettre en exergue la rhétorique et la symbolique de l’iconographie religieuse. L’autre façon consiste à mettre en lumière « une pensée tournée vers le futur de l’humanité, une pensée d’un autre monde possible dans ses dimensions éthiques et spirituelles » [11]. C’est la quête de ce monde nouveau qui pousse Oundoua Hervé à s’interroger sur l’effet de la déconstruction sur la religion, notamment sur les questions bibliques. Il s’agit de voir si l’on peut
« parler de religion sans […] s’engager d’une certaine façon sur une thèse quelconque relative à l’existence de Dieu »[12]. Car, conduire une réflexion sur le phénomène religieux c’est, peu ou prou le désacraliser. Cette assomption se trouve polarisée dans l’étude de Jacques Derrida lorsqu’il confie que la Bible n’a de sacré que les commentaires de ceux qui l’ont lue. Aussi importe-il pour ce théoricien, « que la religion soit pensable », tout comme la spiritualité. On peut entrevoir celle-ci suivant l’axe de Salma Rouyett, dans son rapport à l’érotisme dans Le livre du Sang et Pèlerinage d’un artiste amoureux d’Abdelkébir Khatibi. Il apparaît que l’érotisme assure une certaine union de l’être, laquelle est aussi recherchée à travers toute spiritualité. L’auteur évoqué célèbre à la fois l’union charnelle et la connotation spirituelle qui y est liée, ce d’autant que l’être humain fait l’expérience de la présence de Dieu de la manière la plus intime. L’expérience érotique est ainsi considérée véritablement comme un avènement sacré, une modification de l’être, une initiation spirituelle.
Dans le présent volume de Legs et Littérature, la religion est aussi envisagée dans son rapport avec les pratiques culturelles autochtones. Si l’on avalise l’argument qu’« il n’y a pas d’incompatibilité fondamentale entre les valeurs du christianisme et celles de la culture bantoue traditionnelle »[13], alors on peut tout autant examiner le « sens et la puissance » des rites dits « sorcellaires » dans deux sociétés textuelles africaines : Mâ de Gaston Paul Effa et Contours du jour qui vient de Leonora Miano. Tel est l’exercice auquel s’est livré Hayatou Daouda en disséquant le pouvoir magico-religieux dans les romans sus-évoqués. De son point de vue, la symbiose entre les rites pratiqués procède du fait que ceux-ci sont dotés de pouvoirs exceptionnels permettant à cer-tains personnages de se libérer d’un mal qui les aura rongés pendant des années. Les textes démystifiés posent ainsi le problème de la mystique ou la forte puissance de la pratique des rites « sorcellaires » et religieux dans l’espace social africain. La même thématique rejaillit sous un autre visage lorsqu’on parcourt le texte commun de Zeinab Rezvantalab et d’Ehsan Dabbagh. Leur étude comparée de l’anthropomorphisme dans les œuvres mystiques de Shams, Molana, et Ibn Arabi capitalise l’attention du lecteur en ceci qu’elle permet de remettre au jour les grandes figures du mysticisme musulman des XIIe et XIIIe siècles. La question de l’anthropomorphisme se faisant à la fois obsédante et polémique dans le corpus sur la littérature fantastique qu’imprègnent Maqalat, Mathnavi, et al-Hekam, les co-auteurs de l’article s’attachent à mettre en regard les points de convergence et de divergence entre les modalités de la formation du discours rhétorique et littéraire de chacun sur ce sujet. Il s’agit donc dans l’étude d’analyser le traitement du concept d’anthropomorphisme dans les trois textes cités, afin de comparer la vision des trois maîtres qui l’abordent, non sans scruter leur manière de l’exprimer.
Ce numéro sur la religion et la spiritualité s’achève par un projet dont l’architecte n’est nul autre que Marcel Taibé. Son intention de lecture le positionne comme restaurateur de la spiritualité soufie en vue de la reconstruction de l’identité musulmane moderne dans Soufi, mon amour d’Elif Shafak. Le chercheur démontre ainsi comment l’écriture romanesque restaure la spiritualité soufie à partir de laquelle se reconstruit l’identité musulmane moderne. Son point de vue traduit l’idée qu’au rang des fonda-mentaux de la spiritualité soufie, se détachent la foi en un Dieu-amour, la purification de l’égo, la lecture herméneutique du Coran et le compagnonnage spirituel. Au demeurant, le roman Soufi, mon amour d’Elif Shafak se perçoit comme l’un des textes littéraires fondamentaux s’inscrivant dans la réhabilitation de la spiritualité soufie.
Le présent volume de Legs et Littérature ne se veut en rien exhaustif dans le traitement que font les contributeurs du thème de la religion et de la spiritualité. Toutefois, il apporte un éclairage alternatif à travers les voix diverses qui s’élèvent et les regards parfois convergents qui se démultiplient à ce sujet pour célébrer l’homme nouveau et appeler l’ancien à se renouveler en permanence afin de faire de la planète terre, l’espace convivial de vie, et le lieu de déploiement du vivre-ensemble harmonieux.
Pierre Suzanne EYENGA ONANA, Ph.D
[1] Jean-Blaise Kenmogne, L’éthique des liens. Pour une approche holistique du développement et de la vie, Yaoundé, CLE, 2014.
[2] Ibid., p. 7.
[3] Ibid., p. 8.
[4] Jet Den Hollander, Mission dans l’unité. Une invitation aux églises réformées, Yaoundé, CLE, 2003, p. 6.
[5] Ibid., p. 7. 6.
[6] Ebénézer Njoh Mouelle, Jalons III. Problèmes culturels, Yaoundé, CLE, 1986, p. 8.
[7] Ikram Chemlali, « George Sand et le nouveau Christianisme », p. 127.
[8] Jean-Blaise Kenmogne, L’éthique des liens. Pour une approche holistique du développement et de la vie, op. cit., p. 9.
[9] Thi Hoa Marie Lê, « La religion catholique vietnamienne comme alternative à la politique coloniale française. Entre faveur et tolérance des autorités en Indochine (1860-1910) », p. 145.
[10] Jet Den Hollander, Mission dans l’unité. Une invitation aux églises réformées, op. cit., p. 7.
[11] Mohammed Benaziz : « Quand la religion communique par l’art. Rhétorique et symbolique de l’iconographie religieuse », p. 165.
[12] Toussaint Hervé Ondoua : « Jacques Derrida et la question du retour du religieux », p. 187.
[13] Ebénézer Njoh Mouelle, Jalons III. Problèmes culturels, op. cit., p. 32.
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