Éditorial 3 – Être femme au temps des dictatures

La revue Legs et Littérature dans ce numéro, Dictature, Révolte et Écritures féminines, s’intéresse aux écritures féminines et à la thématique de la dictature : comment les femmes ont vécu et continuent à vivre la dictature. Par dictature il faut entendre certes une dictature politique, un totalitarisme qui opprime le peuple (femmes et hommes) mais une dictature du genre, du masculin. Les hommes qui subissent la dictature ne font-ils que la déverser sur les femmes, devenant pour ainsi dire leur propre dictateur ?

La théorie de l’érotisme du colonialisme de James Arnold développée par Corine Tachtiris dans ce présent numéro peut être appliquée à cette notion de dictature. En ce sens, les femmes subissent toujours une double dictature. Non seulement elles sont victimes en tant qu’individu du système oppressif et totalitaire, mais aussi elles sont victimes en tant que femme. Utilisées, elles deviennent même des instruments de pouvoir. Rose dans Colère de Marie Vieux-Chauvet se prostitue avec les tontons  macoutes en vue de garder les terres de sa famille. Encouragée par celle-ci, elle est victime non seulement de la corruption des milices de Duvalier, mais aussi sont corps est utilisé, sacrifié pour les membres de sa famille. Le destin de Nirvah Leroy dans Saisons Sauvages de Kettly Mars ne sera pas différent. Daniel Leroy, son mari, est emprisonné par les sbires de François Duvalier pour conspiration contre le régime en place. Nirvah Leroy fréquentera les couloirs du pouvoir et tombera dans une relation avec Raoul Vincent, Secrétaire d’État du régime de François Duvalier et son bras droit. Voulant se servir de son corps pour libérer son mari, elle tombera amoureux de son propre bourreau. Elle oubliera vite son but premier. Raoul Vincent, profite de son poste de Secrétaire d’État, pour satisfaire son fantasme : posséder une mulâtresse. Ainsi, Nirvah sera utilisée, victime du régime dictatorial comme ses enfants (Marie et Nicolas, violés par Raoul).

L’intention de ce numéro est de donner la parole aux femmes et de voir la dictature sous un autre angle : la dictature vue et vécue par des femmes. Non seulement par les femmes-écrivains (Marie Vieux-Chauvet, Nadine Magloire, Janine Tavernier, Jacqueline Beaugé…) mais aussi des personnages féminins dans les romans écrits par des femmes (Rose dans Colère de Marie Vieux-Chauvet, Annie dans Autopsie In Vivo de Nadine Magloire, Odile dans La mémoire aux abois d’Evelyne Trouillot, Nirvah dans Saisons Sauvages de Kettly Mars…). Il faut également tenir compte de la dictature du genre, de la domination masculine. Le temps est venu de donner aux femmes le droit de parler de leur vie, de leur expérience en tant que femme, de construire leur propre personnage. L’histoire de la littérature haïtienne nous renseigne que la construction du personnage féminin par les hommes répondent à des stéréotypes et à des constructions sociales, des idées reçues. Dans son essai Haïti en littérature (2000), Anne Marty parle de « femmes-tabous ». Dès le début de la littérature haïtienne (1804), les écrivains ont toujours peint, selon elle,  la figure féminine, en fonction de la couleur de la peau. La construction de la figure et du personnage féminins par les hommes répond aux idées héritées du système colonial. Elles sont soit paysannes, domestiques, putains (les femmes noires) ou tout simplement tabou, un « objet » idéalisé, à ne pas toucher (les femmes blanches ou mulâtresses). Permettre aux femmes de parler d’elles-mêmes, quand elles commencent à avoir accès à l’écriture, se révèle une tâche importante et louable.

Les femmes ont été les malheureuses absentes de l’histoire de la littérature et des manuels scolaires. Les livres d’histoire littéraire d’Emile Manigat regorgent d’écrivains masculins et aucune femme-écrivain n’est étudiée dans les programmes scolaires. Sauf Virginie Sampeur dont le poème Abandonnée est cité dans quelques manuels. Là encore, c’est toujours en écho à Oswald Durant, son mari. Comme si une femme devrait exister à l’ombre d’un homme. Le livre d’Eddy Arnold Jean, Le XIXe siècle haïtien (Tom I), qui fait près de 400 pages, ne mentionne le nom d’aucune femme-écrivain. Le nom de Virginie Sampeur est cité au même titre que Rose Thérèse Lescot, Marie Noel Bélizaire (Choucoune), respectivement  deuxième épouse  et concubine du poète Oswald Durant. Et le livre Profil des grands écrivains haïtiens de jadis et de naguère de Pradel Pompilus ne fait mention que de Marie Vieux-Chauvet, sur un total de 17 auteurs masculins. Faut-il croire que les femmes n’écrivaient pas encore, ou elles ont été censurées ou assassinées par l’histoire et la critique littéraire ? Certes, elles ne bénéficiaient pas d’un haut niveau d’éducation, comme Evelyne Trouillot en a fait mention dans ce présent numéro, dans une interview accordée à Dieulermesson Petit-Frère, mais à partir des années 1950-60, soit dix ans après avoir obtenu le droit de vote, les femmes ont été bel et bien présentes dans la sphère littéraire, plus présentes qu’aujourd’hui. Elles se sont illustrées dans tous les genres : de la poésie (Jacqueline Beaugé, Janine Tavernier…) au roman (Marie Vieux-Chauvet, Nadine Magloire,  Marie-Thérèse Colimon…) en passant par le théâtre (Mona Guérin, elles ont été plus d’une dizaine à mener une carrière littéraire. Mais, pourquoi est-il que ces auteures sont boudées par la critique littéraire ? Exception faite pour Marie Vieux-Chauvet, ces figures féminines semblent être oubliées. Nadine Magloire, qui vit actuellement à Montréal, est déjà morte et enterrée pour les quelques rares bons lecteurs de littérature en Haïti. Le même destin est réservé à Janine Tavernier qui vit aux Etats-Unis.

La domination du masculin se fait aussi sentir, comme on l’a vu, dans la critique littéraire, dans la place réservée à la femme dans les lettres haïtiennes. C’est aussi pour restituer quelques figures féminines et pour renouveler le discours sur ces femmes-écrivains que la revue Legs et Littérature publie ce numéro. Aussi, avons-nous profité de faire (re)découvrir à nos lecteurs quelques grandes auteures étrangères comme Ananda Dévi (Île Maurice), Maryse Condé (Martinique), Shenaz Patel (Île Maurice) etc.

Wébert Charles

Pour citer cet article : Wébert Charles, « Être femme au temps des dictatures », Legs et Littérature no 3, 2014, pp. 3-6.

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