Je dois beaucoup à la traduction. Sans cela, jamais je ne me serais retrouvée ici devant le quatrième numéro de la revue Legs et littérature voué au sujet à la fois millénaire et tout à fait actuel : traduction, réécriture et plagiat. Pourtant, je sais que je suis loin d’être seule à ressentir de la reconnaissance devant cette aventure linguistique et culturelle qu’est la traduction. Nous sommes tous héritiers des dons de ceux qui nous permettent d’entrevoir plus loin que nos connaissances forcément limitées par cette chose : la langue.
Malgré cela, nous constatons la méfiance, le mépris qui ne manque pas de surgir dès qu’il s’agit de traduction. Pour cerner ce paradoxe et y répondre, nous chercherons à mieux comprendre la traduction pour en profiter en toute connaissance de cause. Parler de la traduction pour faire connaître ce domaine de recherches effervescent qu’est la traductologie, et faire parler la traduction dans ses textes pour jouir de ses trouvailles, ses défis, et sa persistance face aux enjeux. Car quoiqu’on en dise, la traduction ne cesse jamais ses activités. Autant assumer le fait que la traduction se fera en dépit de tout, qu’il y aura toujours quelqu’un résolu à faire passer un texte d’une langue à une autre, que ce soit avec ou sans papiers.
Dans les papiers ci-dessous, de quoi s’agit-il ? D’un rassemblement d’approches qui, pour commencer, feront rimer traduction et plagiat pour ensuite introduire cette équivoque qu’est la réécriture comme terme du milieu. Jean Watson Charles nous aidera à tracer une cartographie des domaines de littérature et plagiat en posant la question non pas de l’originalité de la traduction, mais plutôt de l’œuvre même : « Existe-il une œuvre authentique ? » (p. 75). Démarche intéressante qui partira de la question d’authenticité pour aborder cette question du plagiat où il s’agit d’un affront à l’original. C’est une approche qui va mener à une ouverture sur la notion d’intertextualité de Julia Kristeva qui sert à rendre moins manichéen le débat. Ainsi, en citant plusieurs exemples de plagiat dans le domaine de la littérature francophone, Jean Watson Charles prépare le terrain pour la discussion de deux accusations de plagiat récentes au sein de la littérature haïtienne qui seront analysées par Wébert Charles et Dieulermesson Petit Frère.
Wébert Charles considérera l’allégation de plagiat qui lie Saisons sauvages (2010) de Kettly Mars avec La Mal-Aimée (2008) de Margaret Papillon. Son parti-pris : celui de « laisser parler les textes » (p. 82). Stratégie avisée et juste qui permet à la littérature de faire son travail, quitte à satisfaire le lecteur, ou non. Dans le cas des deux textes que fait parler Wébert Charles, il s’avère qu’une divergence de style, de focalisation et de personnages romanesques nie les coïncidences d’un contexte ou de quelques prénoms partagés. Coïncidence pour cause : la dictature des Duvalier a laissé sur sa faim une population trop longtemps mise sous silence, avec le besoin de raconter une histoire de mille individus et de tous. À Wébert Charles de conclure « les deux romancières transforment les mêmes faits historiques (la dictature de François Duvalier) en faits littéraires » mais « [i]l n’y a pas lieu de parler de plagiat ni de contrefaçon » (p. 92).
Dans notre deuxième cas de plagiat dans le contexte haïtien, c’est à partir d’une « lecture croisée » que Dieulermesson Petit Frère va détailler les parallèles et les chevauchements de deux textes de plus écrits sur « les ruines de la dictature des Duvalier » : Un alligator nommé Rosa (2007) de Marie-Célie Agnant et La mémoire aux abois (2010) d’Évelyne Trouillot. Encore une fois, nous partons du constat que « les événements, même s’ils sont reportés différemment, sont toutefois les mêmes » (p. 97). Par la suite, Petit Frère va se pencher sur la question de l’intertexte pour conclure que « c’est au lecteur qu’il revient la charge d’identifier l’intertexte et d’établir les rapports […] l’intertextualité n’a d’existence que sous l’effet de la lecture » (p. 98). Même si dans une instance du plagiat l’auteur n’avoue pas le vol, ce sera toujours aux lecteurs d’en être les juges.
Alors que Petit Frère insiste sur le rôle essentiel du lecteur dans cette aire d’intertextualité qui décide celle du plagiat, Patricia Martínez García va remettre en question l’apport de la lecture pour s’appuyer sur l’importance de la construction intrinsèque de l’œuvre, au moins pour les textes qu’elle analyse. Ainsi, Martínez García souligne le rapport de la traduction avec cette réécriture qu’est la critique pour proposer une distinction fondamentale entre l’interprétation du texte et sa construction. Dans ses recherches qui visent « le traducteur idéal » (p. 47), elle privilégiera – en ce qui concerne les traductions espagnoles des textes anglophones de Joyce et de Beckett – la vision de l’auteur qui construit son texte, sur celle du lecteur qui ne cherche qu’à le comprendre. Car ce n’est pas toujours facile de comprendre un texte, comme le démontrent les cas des pommes : d’abord la transformation d’une pomme de terre irlandaise de Joyce en carotte espagnole ; ensuite un chien poméranien, détail qui déclenchera toute « un surcroît d’interprétation » (p. 52) – mais justement parce qu’« insignifiant » (p. 54). Comme quoi, pour éviter de tomber dans les pommes, selon Martínez García, c’est au traducteur de retrouver « la poétique constructive qui soutient l’ensemble de l’œuvre » (p. 51).
De la construction, nous passons logiquement aux structures dans l’article de Yanick Lahens. Dans sa lecture de Le bruit et la fureur de William Faulkner, en association avec Colère de Marie Vieux-Chauvet, ce n’est pas tant la traduction qui l’intéresse, mais plutôt cette autre forme de rapprochement de deux textes qui est celle de l’intertextualité. Lahens partira de la « structure isomorphe » (p. 61) de deux univers familiaux – les Compson et les Normil – pour traquer leur évolution au moment d’un désordre social dont ils ne sortiront pas, et pour identifier enfin un « scénario originel unique » (p. 61). Ainsi deux textes avec des contextes bien différents se retrouvent au sein de leurs correspondances structurales. La langue des auteurs, qui frôle « l’irrecevabilité » (p. 66) afin de rentrer dans un « carrefour névralgique » (p. 67), les rapproche, d’autant plus que c’est dans cette nouvelle langue que Faulkner et Vieux-Chauvet réécrivent, avec une lucidité cuisante, l’histoire de deux époques charnières.
Mais que fait-on lorsqu’une histoire demeure muette ? Sous la plume de Rebecca Krasner, nous considérerons la traduction quand l’original n’existe pas, car indicible. Dans Corps mêlés (2011) de Marvin Victor, Krasner examinera la quête de traduire un innommable – pour soi ou pour un autre – après le trauma du séisme du 12 janvier 2010. Au niveau linguistique, les stratégies de créolisation du français de Victor figurent également dans son argument qui part du constat que toute communication, ainsi que toute compréhension, exige un travail de traduction préalable. Et qui dit traduction, murmure aussi l’opacité de la distance, car voyager a bien tendance à brouiller les pistes au cours du trajet.
Traduction, réécriture…plagiat. C’est le troisième terme qui trouble car c’est une question délicate, que celle du plagiat ; un sujet à aborder avec maintes précautions, comme dit Petit Frère, pour éviter de « tomber dans la partisannerie ou la facilité » (p. 100). Il semble que nos contributeurs préfèrent rester près des expressions plus floues telles qu’intertextualité ou réécriture. Réflexe, nous semble-t-il, qui se voue à la préservation de cette aire de liberté dont a besoin la littérature pour se restaurer, pour innover. Car malgré les cas ponctuels de crise que représente l’accusation de délit de plagiat, la littérature tolère bien, et avec une belle générosité, ce que nous pouvons apporter les uns aux autres pour construire ensemble nos imaginaires, notre possible. Et la traduction en fait preuve de façon systématique et universelle, marchant à travers le monde sur la corde raide de l’intertexte, de réécriture : à nous d’admirer sa prouesse et de la faire remonter lorsque, fatalement, de temps à autre, elle fait faux pas.
Carolyn SHREAD, Ph.D.
Pour citer cet article : Carolyn Shread, « Le périple des textes en traduction », Legs et Littérature no 4, 2014, pp. 3-7.
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