Éditorial 6 – La littérature jeunesse est-elle une littérature de second degré ?

Déjà six numéros, et Legs et Littérature s’inscrit définitvement dans la durée. D’où le Legs des générations à venir. Ce numéro vient à combler un vide en matière de critique de la littérature jeunesse. Voilà déjà plus de deux siècles de littérature, deux siècles que des écrivains de toutes catégories sociales se sont évertués à enrichir la matière littéraire haïtienne ; deux siècles depuis qu’on lit, rapporte et écoute ces histoires d’enfance qui constituent le fonds du patrimoine folklorique de ce coin de la Caraïbe, dont aucun critique n’a songé vraiment à y prêter attention, qu’aucun prix n’est venu couronner. C’est de cela qu’il s’agit au fait dans ce volume : la littérature jeunesse. Ce genre négligé et mis à l’index parce que s’adressant à un public, croit-on, de moindre importance.

Dans un pamphlet paru en 1765 ironiquement titré De l’horrible danger de la lecture, Voltaire écrit que « la lecture dissipe l’ignorance, élève l’âme et éclaire les hommes et les rend meilleurs ». Mémoire du monde, elle éclaire, libère, transforme et adoucit les mœurs. Pour bien grandir et vivre mieux, il n’y a rien de plus vital que de s’adonner à la lecture. Et les recherches l’on prouvé, l’enfant qui commence à lire tôt lira toute sa vie (Danielle Salnave).

Aussi, dans ce nouveau numéro, se propose-t-on d’analyser l’influence que le livre peut avoir sur le comportement et/ou le développement de l’enfant ou de l’adolescent au cours des différents stades de son évolution. Tous les livres destinés aux enfants et/ou adolescents sont-ils nécessairement de bons livres qu’ils devraient ou pourraient lire ? À quoi reconnaît-on un bon livre de littérature jeunesse ?

L’éditeur, concepteur et écrivain de littérature d’enfance et de jeunesse français d’origine algérienne, François Ruy Vidal, cité par Marc Soriano[1], écrit dans les années 1970, qu’« un livre pour enfant est un bon livre quand il est un bon livre pour tout le monde ». Entendre par-là quand il peut être lu par tout le monde. Cela dit, le livre pour enfant n’est pas fait uniquement pour les enfants mais aussi pour les adultes. La littérature jeunesse ne serait pas, dans ce cas, une littérature de second degré parce que destinée aux enfants uniquement. À cela il importe de s’interroger sur le rôle et la fonction réelle de cette littérature dont nombre de critiques n’arrêtent pas de vanter les qualités.

En effet, l’enfant qui apprend à lire tôt acquerra non seulement des habilités et des aptitudes cognitives nécessaires à son épanouissement, mais développera une certaine autonomie au niveau de sa pensée. Car la littérature, en plus d’être indispensable dès le plus jeune âge, introduit à d’autres formes de connaissances, ouvre les portes de l’imaginaire et fait du langage un art[2]. En ce sens qu’elle véhicule deux formes de savoirs : le savoir-faire et le savoir-être. En façonnant le jugement de l’enfant, la littérature lui permet d’appréhender le monde à travers des approches fondées sur des valeurs liées à l’identité et à l’altérité, donc l’aide à devenir un citoyen conscient de son rôle au sein de la communauté.

Lieu de formation et d’acquisition de la culture  « la littérature jeunesse représente un vecteur de sagesse » (p. XX ) car « elle véhicule toujours un enseignement » (p. XX ), nous dit Mirline Pierre qui relève des anomalies ou plutôt des contradictions dans ce genre qu’elle qualifie de « jeu des paradoxes ». Cependant, même si le livre est un facteur de cohésion sociale, d’émancipation et d’épanouissement de l’individu, la littérature jeunesse, précise l’ancienne élève de l’École normale supérieure, peut tout aussi, en pareille circonstance, être à la base d’une certaine forme de déviance. Eu égard à cette dichotomie, il s’avère nécessaire de questionner la valeur d’un livre de littérature jeunesse : est-ce son aspect didactique, sa valeur littéraire, le style d’écriture de son auteur ou le fait qu’elle participe à l’épanouissement de l’enfant ?

À partir d’un simple conte pour enfant, –Goig, « un chien de race » raconte sa vie, ses différentes aventures et mésaventures–, Alfredo Bryce Echenique fait de l’écriture « une aventure ». Une histoire qui interpelle le lecteur sur l’existence. En faisant de l’enfant et de l’âge adulte les deux piliers de son œuvre, en grande partie autobiographique, il s’inscrit dans une démarche totale de compréhension du monde et de son existence. S’appuyant sur ce récit de l’auteur péruvien, Nelly André entend attirer l’attention sur la littérature jeunesse « comme un objet de réflexions, d’analyses » (p. XX), en d’autres termes « un objet éducatif » (p.XX ). Son origine, précise la spécialiste, est à chercher « dans la culture populaire, folklorique et orale » (p.XX). À travers cette analyse très poussée et détaillée de ce conte, André montre, en effet, que l’enfance est une étape assez fragile et compliquée de l’existence.

De son côté, Rafaël Lucas s’est proposé de réfléchir sur le phénomène de l’ensauvagement des enfants dans le contexte des guerres civiles ayant ravagé le continent africain dans le courant des années 1960. Phénomène qui a donné lieu à l’émergence d’une forme de roman baptisée le roman de l’enfant soldat, ou « les écritures de la violence » pour paraphraser le romancier congolais Pius Ngandu Nkashama. « Acteur scandaleux des conflits politiques » (p.XX), l’enfant soldat est un sauvage, un personnage sans âme, sans humanité dont l’éducation reçue est axée sur le meurtre, « la subversion des valeurs et la perversion de l’innocence ainsi qu’une ivresse de violence et de sang » (p.XX ). L’enfant qui devient soldat, précise Lucas, a été reformaté « en un individu fonctionnant comme une machine de guerre, sans âme », (p.XX ) détaché de sa « communauté familiale, culturelle et spirituelle » (p.XX ) dont la seule mission n’est autre que la destruction.

Par un survol de la production de la littérature jeunesse haïtienne, le quatrième texte initie une réflexion sur l’histoire et la réception de ce genre dans la galerie des lettres d’Haïti. « Constituée de contes, la plupart merveilleux » (p.XX ), elle a tire ses origines de la littérature populaire. Le terme populaire est à prendre ici dans le sens de tout ce qui est lié au peuple, en dehors de toute idée d’illettrisme et de médiocrité, d’autant plus qu’il est « impossible de délimiter un territoire propre à la littérature populaire… »[3]. Tout limité qu’il soit, ce travail entend, d’une part, questionner les images évoquées par cette littérature, la fonction qui lui est attribuée et faire un état des lieux de la production. Comment la perçoit-on ? Qui sont les auteurs de livres jeunesse en Haïti ? Qu’écrivent-ils ? Et comme pour revenir à la question sartrienne, pour qui et pourquoi écrivent-ils ?

La deuxième partie, Entretiens, part, à travers une série d’entrevues, à la rencontre de créateurs et producteurs de livres et autres documents destinés à un jeune public. Les uns confient leur passion pour ce genre, les autres exposent les raisons qui les ont amenés vers ce champ. Si la troisième partie, Lectures, offre des recensions d’œuvres de la littérature jeunesse, la partie Créations propose au lecteur des textes, de préférence des récits et des poèmes destinés à cette même catégorie. Regards lève le voile sur des activités ayant constitué les temps forts du deuxième semestre de l’année, et Repères, fait un inventaire sélectif des œuvres et écrivains de la littérature jeunesse haïtienne.

Comme l’écrit Proust dans l’incipit de son essai Sur la lecture, « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré », le livre, autrement dit, la lecture rend heureux, et il est toujours bon d’en profiter au mieux dans sa jeunesse. Bonne lecture !

Dieulermesson PETIT FRÈRE, M.A.

[1] Marc Soriano, Guide de littérature pour la jeunesse, Flammarion, Paris: 1975, p. 461.

[2] Voir Alain Bentolila (dir.), La littérature jeunesse, une initiation culturelle, Paris : Nathan, 2013, p. 12.

[3] Pierre Abraham, «Une infra-littérature », Europe. Revue littéraire mensuelle, no 542, Europe et les Éditeurs français réunis, juin 1974. Le roman feuilleton, p. 4.

 

Pour citer cet article : Dieulermesson Petit Frère, « La littérature jeunesse est-elle une littérature de second degré ? », Legs et Littérature no 6, 2016, pp. 3-5.

Pour accéder au sommaire, CLIQUER ICI

Lire l’éditorial au format PDF :