Au premier abord, Marie Vieux-Chauvet, c’est avant tout quelqu’un qui a parlé, quelqu’un – une femme – qui ose parler en pleine dictature. Et qui en subira les conséquences. C’est ce que Marie-Josée Desvignes nous rappelle ci-dessous, citant Dany Laferrière dans sa postface à la réédition haïtienne de la trilogie : l’auteure est celle qui « a été réduite au silence et soumise à l’exil par la fureur que suscita son œuvre chez Duvalier ». Et à Yves Mozart Réméus de nous rappeler qu’une telle situation n’est point unique, mais fait plutôt partie de toute une tradition qui réduit les femmes au silence, à commencer par le manuel d’histoire de Dorsainvil qui « a forgé les conceptions de l’histoire nationale de plusieurs générations de scolarisés sur plus d’un demi-siècle », de sorte que « l’acte que pose une femme en prenant la parole dans la sphère publique ou en écrivant est, au possible, un acte subversif ».
Effectivement. D’autant plus que, comme nous le démontre Dieulermesson Petit-Frère, chez notre auteure, « le personnage féminin […] est au cœur de l’action ». Et elle y restera pour se raconter et pour s’affirmer à travers son engagement. Si ce numéro témoigne alors de cet acte foncier qui est celui de prendre la parole, de narrer les non-dits de la terreur, les velléités devant l’injustice qui rode dans tous les coins et ronge toutes les classes sociales, et si la revue Legs et littérature fait preuve de la continuité de ses mots, de l’après-vie de son œuvre littéraire, du sillage d’une auteure dont l’énoncé garde toute sa force, ses fraîcheurs, avant de vous inviter à découvrir les nouvelles critiques, les créations, les entretiens et les recherches qu’elle suscite, j’aimerais vous faire entendre, imaginer, le temps d’une expiration profonde : ses silences.
C’est Marie Alice Théard, qui m’a insufflé cette voie lorsqu’elle mentionne, en passant, dans son billet doux à Marie Vieux-Chauvet que “ta sœur Liliane évoque tes grands moments de silence.” Ainsi, il ne s’agit pas de ces silences infâmes, si bien connus, tant interrogés, qui ont enfermé et, paradoxalement, gardé en vie, ses écrits, mais de ceux, vécus, d’où elle puise ses créations : “ces moments qui génèrent une réalité romancée.” Silences dont l’origine naît d’un refus de l’injustice rampante et qui préparent l’entente avec l’autre, bâillonné, pour mieux articuler son intervention :
La peur était la responsable. La peur qui vous clôt les yeux sur des crimes crapuleux. La peur qui vous scelle les lèvres. La peur qui vous fait baisser la tête pour paraître indifférent et résigné quand les tripes et les nerfs et le sang bouillonnent au fond de vous de rage et de révolte […] Mais que faire ? Élever la voix ? C’était se perdre.[1]
Le silence que j’évoque, donc, sera non pas celui qui l’a entourée et dont elle sort, plus brillante, plus tranchante que jamais, mais le silence qui lui était nécessaire pour dire du neuf, pour fendre à la fois les discours et l’étouffement ambiants, les mots qu’on ne dit pas autant que ceux qu’on n’imagine pas.
Je pense à elle comme au poète, Michel, dans Les rapaces, qui se retrouve, seul, sur une morne devant l’aube afin de remémorer son enfance, sa mère, son amour de la patrie, de cette terre. Et puis, à celui du père d’Anne qui va se recueillir sur sa tombe à la fin de cette œuvre de fin de vie, d’exil à New York. Comme le signale Marc Exavier dans ses propos au sujet des Rapaces, ces silences vont produire ce qui demeure « un choc salutaire pour la conscience » car cette grande auteure n’a écrit qu’à force de se taire – jusqu’à ce qu’elle n’en pouvait plus.
Mais qui témoignera des silences de Marie Vieux-Chauvet ?
En mai 2016, au moment des retrouvailles joyeuses d’Haïti avec son écrivaine à la Bibliothèque Nationale lors d’une journée d’étude,[2] puis par la suite au Parc historique de la canne à sucre, lors de la célébration des foules bruyantes précipitant sur Livres en folie où Marie Vieux-Chauvet a été l’invitée d’honneur, ne les oublions pas, ces réserves de silences, soubassement de son œuvre. Une deuxième journée d’études baptisée Chauvet’s Theatres of Revolt a eu lieu à CUNY Graduate Center au Segal Theatre, organisé par Alessandra Benedicty-Kokken et Kaiama L. Glover. Une série de discussions de la dimension théâtrale de l’œuvre de Marie Vieux-Chauvet, ponctuée par une lecture de la nouvelle traduction de La danse sur le volcan de Kaiama L. Glover par Gina Athena Ulysse a été suivie d’une soirée de lectures des extraits de ses textes dramatiques, y inclus La légende des fleurs, Amour et Les rapaces en traduction anglaise.
Si ce n’est que ses proches, ceux qui, vivant à ses côtés, puissent nous les rappeler, ces pauses font autant partie de son exploit que tout l’amour, la colère et la folie qui en sortent et qui s’y expriment.
Et puis, admettons que nous aussi, nous avons besoin de silence, de recueil. Je pense à Thomas Spear qui, ému, se retrouve devant le tombeau de Marie Vieux-Chauvet au plein cœur de Port-au-Prince, abasourdi.[3] Il vient lui offrir non seulement quelques fleurs, mais aussi un moment de paix, de compréhension muette. Le respect qui se dit le mieux sans mots, dans un état de contemplation.
Silence qui peut aussi, des fois, se trouver chez soi, dans la solitude de lakay, comme le remarque Jean James Estépha dans son article « La maison : lieu de refuge et de combat dans l’œuvre de Marie Vieux-Chauvet ». Rappelons la case enfouie sous les arbres où se réfugient Alcindor et sa famille démunie – après l’assassinat brutal du poète. Et puis il y a aussi cette photo, maintenant connue de tous, repris sur la couverture de Yale French Studies : Marie Vieux-Chauvet allongée devant sa bibliothèque, qui nous regarde de ces yeux qui semblent revenir d’un long silence de recueillement et qui préparent, déjà, le moment du logos.[4] Même sous l’interrogation qui nous engouffre dans le silence éternel de l’image fixe de la photographie, on y lit la force d’attente, ainsi que la dialectique du mot et de son double.
Chez l’auteure, bien sûr, nous connaissons bien les silences des personnages. Dans son article, Ulysse Mentor fait le compte rendu du mutisme de Claire, du « retranchement dans son for intérieur » afin de mieux discerner la ligne qui réunit conformisme et révolte. C’est effectivement d’une ascèse préalable à la création qu’il s’agit, séjour aux tréfonds qu’analysera Max Dominique chez les trois héroïnes – Lotus, Claire, Rose. Lorsque, dans le cadre de son étude, Dominique évoque « une déhiscence de l’être », voire « une plongée abyssale au plus dense de l’être »[5] nous discernons le silence de l’apnée. Ainsi, nous accordons aux personnages ce que l’on n’a pas encore avéré chez l’auteure : le besoin d’un silence à soi. Car si, depuis Virginia Woolf, toute écrivaine revendique une chambre à soi, c’est d’abord et avant tout pour retrouver son propre silence. Non pas un silence imposé, mais celui, choisi, qui nous apaise, renforce et, de cette manière, pose les bases de l’expression.
L’œuvre de Vieux-Chauvet, comme toute œuvre, ressort d’une parole vécue. Ainsi les recherches à la fois biographiques et bibliographiques de Kaiama Glover, qui développent les données d’archives, notamment sa correspondance avec Simone de Beauvoir du moment de la publication d’Amour, Colère et Folie, afin de mieux comprendre les croisements entre la vie de l’auteure et celle de ses écrits, nous apportent ici non seulement une lecture de son audace, mais aussi et surtout une interprétation subtile des rapports du privé et du public que cette théoricienne sociale ne saurait plus mettre sous silence.[6] Critique féministe, femme engagée qui conçoit le silence non pas au terme de la capitulation ou l’abdication de ceux qui « continuent à se boucher les yeux, la bouche et les oreilles » mais qui le manie, le remanie et le casse enfin « pour [ne pas] vivre en paix dans la terreur ». Voilà le silence que nous connaissons chez elle.
Carolyn SHREAD, Ph.D.
[1] Marie Vieux-Chauvet, Les rapaces, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1986, p. 67.
[2] La journée d’études Marie Vieux-Chauvet, organisée par la Bibliothèque nationale d’Haïti et Le Nouvelliste, a eu lieu le 25 mai, 2016 à la Bibliothèque Nationale d’Haïti à Port-au-Prince.
[3] Thomas Spear, participant à la Journée d’Études Marie Vieux-Chauvet, a reçu le prix du Gardien du livre, premier étranger à se voir octroyer cet honneur bien mérité, entre autres, pour la contribution du site web incontournable, île en île: http://ile-en-ile.org/
[4] Yale French Studies, No. 128 Revisiting Marie Vieux-Chauvet : Paradoxes of the Postcolonial Feminine, eds. Kaiama L. Glover and Alessandra Benedicty-Kokken, New Haven, Yale University, 2015. Cette photo est l’une des photos de l’auteure faisant partie de l’exposition organisée par la Fondation connaissance et liberté (Fokal) lors de Livres en folie 2016 en Haïti.
[5] Max Dominique « Héroïnes de Marie Vieux-Chauvet, » p. 76.
[6] Kaiama Glover souligne l’importance des recherches de Régine Isabelle Joseph qui sont présentées, entre autres, dans son article « The Letters of Marie Chauvet and Simone de Beauvoir : A Critical Introduction » dans le numéro de Yale French Studies voué à l’auteure, et les prolonge en ajoutant le perspectif de Chauvet en tant que « théoricienne sociale sévère et perspicace ».
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