Éditorial 15 – De la littérature comme garante des valeurs du passé

Dans le domaine scientifique, le terme folklore renvoie, selon Emile Sicard, « un peu et uniquement [à] quelque chose de plus ou moins mythique, qui ne représente que peu d’éléments concordant avec la réalité concrète et ce, jusque dans l’adjectif qui en est dérivé, quelque chose de peu sérieux »[1]. Partant de cet essai de définition, l’on pourra retenir que le terme fait référence aux usages, aux traditions, à un système de valeurs et de croyances plutôt basé sur les catégories du sensible et non sur des pratiques scientifiques ou des catégorisations rationnelles. Apparu pour la première fois, d’après le comte de Puymaigre[2], dans le numéro du 22 aout 1846 de l’Athenaeum, il a été créé par le britannique Williams J. Thoms à partir de l’association de l’anglais folk (peuple) et lore (tradition orale) pour qualifier la science du peuple, le folklore désignerait à la fois le champ d’étude et tout ce savoir relevant de l’imaginaire collectif ou populaire, en ce sens qu’il évoque la culture nationale commune, le patrimoine populaire[3]. Si dans Le Larousse du XXe siècle, le folklore est défini comme « la science des traditions, usages, croyances, légendes et littératures populaires », peu importe l’approche considérée (littéraire, anthropologique, sociologique, ethnologique), il comprend donc l’ensemble des traditions, chants, danses, narrations/récits, contes, modes de penser, jeux populaires, conçus par la croyance et rapportés sous forme orale.

De nos jours, le terme folklore est utilisé, et ceci depuis le début du XXe siècle, pour « qualifier une science qui a graduellement étendu son domaine, au point d’englober l’ensemble de la vie humaine »[4]. Il désigne aussi bien la discipline que son objet d’études ; c’est donc la science des traditions, des coutumes, le savoir populaire conçu ou construit à partir des sens transmis de générations en générations et donc préservé par la mémoire. Son champ d’étude embrasse donc « des curiosités culturelles tenues pour être les survivances d’une période antérieure de l’histoire des peuples à écriture, « civilisés » »[5]. L’origine d’une telle science est, généralement, attribuée aux travaux de Jacob Grimm, lesquels sont perçus comme le « point de départ de la constitution de la philologie comme discipline scientifique au sens moderne ; selon une tradition solidement établie, ils représentent également l’origine des études de folklore »[6]. Par ailleurs, Claudine Gauthier croit que « cette affirmation caricaturale, et quelque peu naïve, méconnaît à la fois le rôle de l’Académie celtique, antérieur à celui de Grimm, dans l’initiation de l’étude des traditions populaires mais aussi les liens que le savant allemand a noués avec cette institution et l’influence qu’elle a exercée sur lui »[7].

Si le folklore englobe les savoirs et les croyances populaires, qu’en est-il donc des traditions ? N’est-ce pas le legs d’une époque qui persiste dans le présent ? Il s’agit là d’une inscription permanente d’un certain passé dans le présent. Aussi la tradition renvoie-t-elle à la fois à un message culturel de sens profond et à sa transmission. À cet effet, comment les sociétés arrivent-elles à transmettre ce message et à faire le tri de ce passé si lourd de charge culturel ? Dans son article paru dans la revue Terrain sur la notion de tradition, Gérard Lenclud affirme que ce qui relève de tradition est tout « ce qui passe de génération en génération par une voie essentiellement non écrite, la parole en tout premier lieu mais aussi l’exemple »[8]. Dans ce contexte, la littérature, compte tenu du fait qu’elle nous permet de nous assumer et, du coup, d’assumer le monde, et puisqu’elle est « le miroir de la société », donc son expression, elle est l’une des plus grandes garantes des valeurs du passé. En tant qu’ « exercice de pensée et expérience d’écriture, la littérature répond à un projet de connaissance de l’homme et du monde »[9], pour reprendre les propos d’Antoine Compagnon dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 2006. D’où le bien-fondé des propos de Leslie Kaplan qui croit que « la fiction, l’invention par les mots, la liberté que donne l’écriture […] ce n’est pas n’importe quoi, c’est une façon à la fois de prendre la réalité au sérieux et d’expérimenter sa non-nécessité. Au lieu de s’aplatir devant la réalité, de dire c’est comme ça, c’est une façon de répondre, de transformer »[10]. À cette fin, en quoi et comment la littérature permet-elle de sortir de soi et de s’ouvrir à l’autre tout en restant attachée aux légendes et aux traditions ? Qu’apporte-t-elle aux légendes et aux croyances populaires qui se sont érigées à travers les époques comme les socles des sociétés et vice versa ? Comment la littérature interroge-t-elle ou s’approprie-t-elle des légendes et des croyances populaires à travers les siècles ? Quel rapport la littérature entretient-elle avec le populaire ? Il s’agit donc de traiter des rapports du folklore et de la littérature et de la place des mythes dans le champ littéraire.

Ce numéro de Legs et littérature s’intéresse à la question des imaginaires, légendes et croyances populaires sous plusieurs angles, dans différents aspects et différentes sphères géographiques. En quoi la littérature, en s’inspirant du réel, des mythes de la création, des tensions du monde et des imaginaires collectifs arrive-t-elle à rendre compte de toute cette legende sous la forme de « cette expérience du possible » ?[11]. Existe-t-il une littérature populaire ? Qu’évoque au juste ce terme ? S’agit-il d’une littérature produite pour le peuple, par le peuple ou consommé par le (seul) peuple ? Anne-Marie Thiesse précise que l’expression « a été appliquée aux épopées orales des peuples sans écriture, aux romans-feuilletons du XIXe siècle, aux poésies d’amateurs, aux collections des usines à romans contemporaines, aux autobiographies ouvrières, aux productions réalistes-socialistes, aux œuvres de Hugo, Shakespeare ou Tolstoï, voire à la Bible »[12]. Ainsi, on voit que son utilisation est question d’époque et désigne également une catégorie d’œuvres ou de productions littéraires. Plus loin, Thiesse souligne que son usage « est généralement stratégique, visant à dévaloriser ou à promouvoir tel ou tel type de la production littéraire. La définition sans doute la moins erronée consisterait à considérer que l’expression qualifie tout ce qui n’est pas tenu pour littérature légitime (canonique) »[13].

Le propos n’est donc pas de proposer ni de présupposer, à prime abord, une définition de la tradition et/ou du folklore, mais d’étudier minutieusement les différents regards portés sur ces notions par des écrivains dans leur propre travail d’écriture ou de lecture et d’interprétation de textes, en tant que critiques littéraires et/ou chercheurs. À partir d’une variété d’approches méthodologiques (théorique, comparatiste, sociologique ou textuelle), et de préoccupations formelles, les chercheurs se proposent de stimuler la réflexion sur les liens entre auteurs, textes, légendes et traditions dans les différents contextes et ceci, nécessairement, sur la transmission de la tradition par le texte.

L’article du professeur Mourad Loudiyi qui ouvre ce numéro met en relief une question fondamentale, à savoir le côté machiste et foncièrement conservateur de la société marocaine que la romancière Fatima Mernissi passe au crible de la critique à travers son roman Rêves de femmes : une enfance au harem, en élevant hautement la voix pour l’émancipation de la femme musulmane. En plus d’analyser la parole émancipatrice de la narratrice, de remettre en question la notion de Harem –espace claustral et intime – par la construction d’un contre-discours, Loudiyi entend notamment montrer « comment les femmes mernissiennes y rejouent le passé glorieux des féministes arabes et de Schéhérazade, […] et interroger les Hudduds (frontières) dans lesquels les traditions et la mauvaise interprétation des textes sacrés (coran et hadith du prophète) les ont enfermées ». L’enjeu de cette réflexion est de soulever le voile sur la tradition patriarcale et l’instrumentalisation de la religion comme outils de discrimination et de stigmatisation de la femme dans les sociétés arabo-musulmanes. En s’appuyant sur la saga Harry Potter de J. K. Rowling, Dounia Djerou et Sihem Guettafi s’accordent à démontrer comment la romancière « exploite la tradition de la métamorphose dans sa saga et de quelle manière l’aspect commun et surtout symbolique qui unit chaque personnage avec l’animal qu’il représente se présente-t-il ». Par ce biais, les spécialistes se sont fait le devoir de s’interroger sur cet emballement, de nos jours, pour ces métamorphoses « et dans quelle disposition cette bestialité permet-elle l’élévation vers une dimension métaphysique incluse dans la symbolique des animaux en question ? Elles se sont inspirées de la mythocritique, théorie conçue par Gilbert Durand et qui établit le rapprochement entre le mythe littéraire d’origine et l’ouvrage littéraire qui le réemploie afin d’essayer de mettre en lumière l’exploitation du phénomène dans toutes ses formes et ses transpositions par J. K. Rowling. De son côté, Clémence Mesnier soulève la problématique de la métamorphose chez les super-héros, les X-men, en mettant en avant le corps, la peau ou l’enveloppe corporelle pour, au fait, soulever une question liée aux problématiques identitaires. Préoccupée par le fait qu’en règle générale, « les super-héros incarnent un idéal de dépassement de soi », elle cherche à comprendre pourquoi ils se trouvent enfermés dans une réclusion charnelle. Son article se donne pour objet d’analyser « la conception d’un corps devenu la ruine de lui-même, avant de s’attarder sur la nécessité de sortir de soi, de devenir autrui pour s’enraciner dans le réel », devenant du coup un être vrai et authentique.

Par ailleurs, les mythes, aussi vieux soient-ils et doués du pouvoir de forger et façonner le processus identitaire tel que le soulignent respectivement Ralph Jean-Baptiste et Michèle Duvivier Pierre-Louis, sont à la fois des vecteurs du lien social et des canaux de transmission ou de rejet des interdits. Dans ce contexte, Jelena Antic s’intéresse aux enjeux du remaniement du mythe dans le recueil de contes de Marguerite Yourcenar, Nouvelles orientales, pour étudier les passions. Elle se concentre particulièrement sur le corps, le corps féminin en particulier, afin de dégager l’idéal féminin dans une forme de postulation du mythe comme élément apte à refléter, montrer et à dire tout ce que le langage social interdit. Le professeur El Hadji Cheikh Ibra Faye se donne, pour sa part, comme exigence de montrer que les mythes et les légendes constituent la pierre angulaire de la littérature africaine, car « ce qui est propre aux sociétés africaines […] ce sont des habitudes, des coutumes, une façon de concevoir le monde, la parole, le sacré, le lien entre le monde visible et invisible ». Pour le chercheur, comme « connaissance existentielle », le mythe offre un cadre de « participation de l’homme et de son groupe au cosmos » dans la mesure où il signe son acte de naissance.

En effet, la frontière entre la littérature et le réel n’est pas toujours, à proprement parler, si étanche, car l’acte littéraire s’inscrit dans une spatialité, « qu’elle soit primaire ou élémentaire »[14], laquelle est l’expression du langage, lui-même vecteur de la réalité. Le roman Frankenstein à Baghdad de l’écrivain irakien Aḥmad Saʿdāwī est une transposition de cette réalité faite de violence quotidienne vécue par les Irakiens suite à l’invasion américaine en 2003 et l’effondrement du régime baasiste. En faisant du corps son objet de réflexion, Alma Abou Fakher entend l’étudier aux côtés du politique « à la lisière du réel et du fantastique ». Elle envisage également d’analyser la transformation du corps démesuré « dans la fiction romanesque, en un paradigme du chaos sociopolitique inhérent au cadre historique dans lequel se déroule l’action ». Guilioh Merlain Vokeng Ngnintedem explore la question des rites et des traditions au Cameroun à la lumière des romans Noces de cendre de Gilbert Doho et Gueido de Jacqueline Leloup. Jean James Estépha essaie de relever les portées didactiques et esthétiques des contes de Mimi Barthélémy. Soulignons que le conte est un élément fondamental dans la transmission des valeurs traditionnelles. D’où le bien-fondé des propos de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ qui croit qu’ « en Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliotheque qui brule »[15]. Natogoma Yéo abonde dans le même sens que son collègue Vokeng Ngnintedem en s’intéressant davantage à l’usage des traditions africaines dans le théâtre de Charles Nokan, auteur ivoirien recourant « à la parodie et à la carnavalisation qui marquent la double présence de l’Afrique et de l’Occident dans [son œuvre], le dramaturge ivoirien dévoile sa vision pour une Afrique nouvelle ; une Afrique hybride mais authentique, parce qu’enracinée dans ses traditions les plus saines ». Youssef Jabri tente de faire ressortir la relation du littéraire et de l’idéologique à la lumière de la pensée de Deleuze et Gattari pour examiner « les représentations de la légende du golem dans des romans d’Albert Bensoussan, d’Edmond Amran El Maleh et d’Albert Memmi ». Son travail se propose de voir comment la légende du golem est saisie par la culture juive. D’entrée de jeu, Salma Fellahi expose les grandes lignes constituant la problématique de sa recherche, à savoir analyser « le rapport qui existe entre le mythe et les récits imaginaires [et voir] comment la figure du dit monstre antique laid et malveillant a été utilisée, déformée ou réutilisée ». À titre d’illustration, elle choisit le personnage de Quasimodo de Notre Dame de Paris (1831) de Victor Hugo, La Belle et la bête, conte folklorique du XVIIe siècle et la saga cinématographique Shrek (1990) de William Steig. Et par une démarche comparatiste visant « à mettre en parallèle les éléments littéraires du passé antiquisant et les éléments visuels modernes », Nicolas Ben Mustapha questionne l’image du barbare dans nos médias actuels et le rôle que le mythe joue dans ses représentations collectives.

Ce numéro de Legs et Littérature met en avant la problématique des imaginaires et  s’engage à extraire des caves à croyances populaires les légendes engendrées par les traditions qui remuent les sociétés.

Dieulermesson Petit Frère, Ph.D.C.

 

[1] Émile Sicard, « Folklore contemporain et littérature dans leurs rapports avec la sociologie des peoples sud-slaves », in: Revue des études slaves, tome 51, fascicule 1-2, 1978. Communications de la délégation française au VIIIe Congrès international des slavistes (Zagreb, 3-9 septembre 1978) pp. 217-224.

[2] Pour Théodore Joseph de Puymaigre cité par Jean Price-Mars, le « folklore comprend dans ses huit lettres, dit-il, les poésies populaires, les traditions, les contes, les légendes, les croyances, les superstitions, les usages, les devinettes, les proverbes, enfin tout ce qui concerne les nations, leur passé, leur vie, leurs opinions. Il était nécessaire d’exprimer cette multitude de sujets sans périphrases et l’on s’est emparé d’un mot étranger auquel on est convenu de donner une aussi vaste acception… ». Cf. : Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle. Essais d’ethnographie, [1928], Port-au-Prince, Imprimeur II, 1998, p. 4.

[3] Selon Claudine Gauthier, « l’origine de cette science est attribuée, ordinairement, aux travaux de Jacob Grimm et s’associe étroitement au renouveau du concept de philologie, opéré dès le début du XIXe siècle, discipline dont le folklore est issu avant de parvenir à s’ériger lui-même en tant que science autonome ». Pour approfondir, voir Claudine Gauthier, « Philologie et Folklore : De la définition d’une frontière disciplinaire (1870-1920), in Les carnets du Lahic, No 2, LAHIC/Mission Ethnologie (Ministère de la Culture). Mission Ethnologie (Ministère de la Culture), 2008, p. 4. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00505586

[4] Ibid., p. 7.

[5] Ibid., p. 8.

[6] Ibid., p. 4.

[7] Ibid., p. 5.

[8] Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était… », Terrain [En ligne], 9 | octobre 1987, mis en ligne le 19 juillet 2007, consulté le 04 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/terrain/3195

[9] Antoine Compagnon, La littérature, pourquoi faire ?, Paris, Fayard, 2007, p. 24.

[10] Lesli Kaplan, « Qui a peur de la fiction ? », Libération, 13 février 2001.

URL : https://www.liberation.fr/tribune/2001/02/13/qui-a-peur-de-la-fiction_354470

[11] Lesli Kaplan, Ibid.

[12] Anne-Marie Thiesse, « Littérature populaire », in Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire », Paris, PUF, 2002, p. 596.

[13] Ibid., p. 596.

[14] Gérard Genette, « La littérature et l’espace », Figures II, Paris, Le Seuil (Points), 1976, p. 44.

[15] Voir son discours prononcé en 1960 à l’UNESCO dont cette phrase en est une reformulation.

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Pour citer cet article :  Dieulermesson Petit Frère, « De la littérature comme garante des valeurs du passé », », Legs et Littérature no 15, 2020, pp. 5-12.

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