Éditorial 22 – DE LA FICTION DE LA CRISE OU L’ART DE DÉPEINDRE LES TRAGÉDIES DU MONDE

Les questionnements et réflexions autour de la fiction ne datent pas d’aujourd’hui. Ils sont tout à la fois d’une récurrence et d’une grande pertinence par leur manière de remuer le champ fictionnel en vue de trouver des approches définitionnelles capables d’amener vers un corpus de textes offrant une tentative de définition de la notion, sans pour autant l’enfermer dans une case. Quoique longtemps répétés dans l’histoire occidentale, ces problématiques autour de la fiction restent judicieuses dans les littératures contemporaines aussi bien dans les littératures postcoloniales car elles créent, d’une certaine manière, la base même de l’existence et du raisonnement autour de son art et son esthétique.

En effet, la majorité de ces interrogations liées à la problématique de la fiction ont été déjà posées dès l’Antiquité grecque par Aristote dans la Poétique[1] et Platon dans La République[2] sous plusieurs angles et reprises par leurs contemporains en vue de creuser l’univers énigmatique qu’elle représente. Des siècles plus tard, d’autres théoriciens sont revenus sur ces questions pour mieux les approfondir, et parmi lesquels on pourrait citer (sans exhaustivité) Thomas Pavel, Tzvetan Todorov, Jean-Marie Schaeffer, Roland Barthes, Gérard Genette, Françoise Lavocat, Vincent Jouve … sans oublier les écrivains de La nouvelle fiction[3]. Pour la plupart, elles se formulent ainsi : Qu’est-ce que la fiction ?[4], Pourquoi la fiction ?[5], Pouvoirs de la fiction : Pourquoi aime-t-on les histoires ?[6]Ou encore qu’est-ce qui pousse par exemple les lecteurs à s’intéresser à un livre, à ouvrir la première page et ainsi de suite, à entrer dans une salle de cinéma, à entamer le visionnage d’une série et aller à la découverte d’une histoire ? Comment expliquer cette attirance de l’être humain pour les récits ? Que recherche-t-il et que trouve-t-il ? »[7] Quelles frontières existent-elles entre Fait et Fiction,[8] entre vérité et fiction ?  Quel est le pouvoir et l’impouvoir d’un récit fictionnel ?[9] Ce sont entre autres autant de questions sur la fiction en elle-même, son art y compris sur ses accessoires et dispositifs.

Interrogeant le rapport de la fiction à la vérité et postulant l’idée qu’il n’existerait pas une fiction mais plutôt des fictions, Jean-Marie Schaeffer, dans un article paru dans la revue L’Homme, affirme que la notion de fiction « est généralement un composite instable »[10], c’est-à-dire que les définitions mises à notre disposition devraient être prises avec une certaine méfiance en fonction du dispositif référentiel de la fiction. Schaeffer taxe de simplistes la plupart des définitions, y compris la conjointe problématique antique qui l’associe toujours à la vérité. D’ailleurs, cette récurrente opposition entre vérité et fiction depuis l’Antiquité grecque n’a pas apporté de véritables réponses pour dire ce que c’est elle ou n’est pas. Elle complexifie plutôt la compréhension et le rapport à la fiction. Revenant sur les différents usages historiques du terme, Schaeffer identifie quatre attraits sémantiques qui lui sont associés, à savoir l’illusion, la feintise, le façonnage et le jeu qui en proposent chacun une vision différente. D’où il est plus commode de parler des fictions et non de fiction car ce que l’on désigne comme telle reflète les problématiques de son époque.

Dans le Dictionnaire du littéraire, Richard Saint-Gelais s’appuie sur la définition de Schaeffer pour affirmer que la fiction se veut « une histoire du possible, un comme si…. une feinte et une fabrication[11] ». Selon lui, elle relève de « la capacité de l’esprit humain à inventer un univers qui n’est pas celui de la perception immédiate. Les usages sociaux de cette capacité sont nombreux : du mensonge au mythe, via les récits exemplaires, les contes – fantastiques ou divertissants – et les nouvelles, le roman, etc. Tous les arts de la mimésis en mobilisent les ressources, au point qu’on a pu traduire « mimésis » par « fiction »[12]. Même s’il relate les grands moments de la fiction dans l’histoire littéraire occidentale et française, il paraît impossible de faire ou de retracer son histoire complète car les supports sont instables et inaccessibles. Plusieurs historiens littéraires font apparaître des faits capables de la percevoir dans son rapport non seulement avec les êtres humains mais aussi avec le temps et l’espace. À vrai dire, ces différentes approches rendent possible sa compréhension au fil de plusieurs siècles d’histoire car sa définition n’a jamais été figée dans un lieu ou dans un temps. Elle varie selon la forme des mouvances et ambitions du monde. Donc, sons attribut sémantique évolue selon le temps et les turbulences politiques et sociales de l’époque.

En complément des théories qui examinent la fiction et la littérature, il existe également de nombreux éloges pertinents contribuant à une meilleure compréhension du dispositif fictionnel dans les œuvres littéraires. Lors de la conférence du Nobel du 7 décembre 2010 à Stockholm, l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa a, dans son discours de réception, longuement insisté sur les pouvoirs de la lecture et de l’écriture considérées comme fiction dans la construction et le façonnement d’un certain art de vivre. Ces deux activités sont des compléments de la vie dans la mesure où elles permettent de combler les manques, car « tout comme écrire, lire c’est protester contre les insuffisances de la vie. Celui qui cherche dans la fiction ce qu’il n’a pas exprime, sans nul besoin de le dire ni même de le savoir, que la vie telle qu’elle est ne suffit pas à combler notre soif d’absolu, fondement de la condition humaine, et qu’elle devrait être meilleure »[13]. Llosa va encore plus loin dans son exposé pour affirmer que c’est la fiction qui rend les humains « conscients de l’importance de la liberté qui rend vivable la vie, et de l’enfer qu’elle devient quand cette liberté est foulée aux pieds par un tyran, une idéologie ou une religion »[14] de la même façon qu’elle « crée une fraternité à l’intérieur de la diversité humaine et éclipse les frontières érigées entre hommes et femmes par l’ignorance, les idéologies, les religions, les langues et la stupidité »[15].

En effet, en évoquant l’énergie et l’impact de la fiction sur la vie humaine ainsi que son lien avec la lecture et l’écriture, l’écrivain-Académicien exprime ses interrogations, ses inquiétudes et ses préoccupations concernant les aspects négatifs du monde. De plus, il met en avant la capacité des fictions à identifier, décrire et anticiper les différentes formes de violence dans le monde. Ainsi, les fictions ne sont pas sans importance ; elles représentent des outils efficaces contre toute forme de discours dissimulé ou de propagande provenant de régimes autoritaires. C’est pour cela que « ces régimes savent bien, en effet, le risque pris à laisser l’imagination discourir dans les livres, et combien séditieuses deviennent les fictions quand le lecteur compare la liberté qui les rend possibles et s’y épanouit, contre l’obscurantisme et la peur qui le guettent dans le monde réel. [les écrivains] en inventant des histoires, propagent l’insatisfaction, en montrant que le monde est mal fait, que la vie imaginaire est plus riche que la routine quotidienne »[16]. Dans son essai Éloge de la fiction[17], Marc Petit revient, pour sa part, à l’instar de Mario Vargas Llosa, sur le pouvoir de la fiction en soutenant l’idée d’une Nouvelle fiction, caractérisée par une imagination multiple où l’imaginaire conserve son statut d’illusion romanesque. L’absence de cette illusion pourrait limiter la fiction dans ses différentes interprétations du monde. Ainsi, il est souhaitable, dit-il, que la fiction préserve ses ambiguïtés et ses diverses formes d’interprétation du monde.

Dans ce 22e numéro de Legs et Littérature, la notion de crise est associée à la littérature  – donc la fiction – pour questionner le(s) pouvoir(s) de la littérature et ce qu’elle offre à entendre et à comprendre dans les périodes de troubles. Comme la fiction, la notion de crise[18] est instable puisqu’elle varie selon les champs disciplinaires. Pour le sociologue et philosophe Pierre Ansart, le terme renvoie à « une phase de tension, de malaise, de désordre »[19]. Son utilisation « s’entend à plusieurs niveaux : économique, politique ou social, et il peut designer des phénomènes d’intensité variée »[20]. Très répandue et popularisé au 19e siècle dans quasiment tous les domaines, « il n’est pas de domaine ou de problème qui ne soit hanté par l’idée d’une crise (le capitalisme, la société, le couple, la famille, les valeurs, la jeunesse, la science, le droit, la civilisation, l’humanité) »[21]. Par ailleurs, l’on se souvient encore de la récente crise sanitaire provoquée par l’épidémie du Corona virus qui a secoué le monde en 2020 et le tollé soulevé par le drame au large de Lampedusa fin octobre 2013 dans la Méditerranée (crise des migrants). Utilisé dans divers champs de connaissance pour désigner des moments de trouble, de malaise dans l’organisme (médecine), de tension ou de dysfonctionnement dans l’organisation sociale (sociologie), de conflits ou de bouleversements dans la vie ou les relations politiques (géopolitique), la crise est également un concept, plus que jamais aujourd’hui, familier à la littérature. Dans l’introduction de son essai La Crise de la littérature : Romantisme et modernité, Alain Vaillant affirme que : « la notion de crise est donc marquée du sceau de l’ambiguïté : elle traduit un état incontestable de déséquilibre et de dysfonctionnement, dont l’historien doit mener le diagnostic à son terme, mais elle est aussi source de renouvellements et d’inventions formelles »[22]. Autrement dit, la crise, en s’appuyant sur cette considération de l’historien de la littérature, constitue une situation de confusion et de désorganisation de l’ordre établi qui pourrait augurer de nouvelles formes d’organisations structurelles. Elle a un rapport avec l’histoire et sa compréhension requiert que l’on recoure au préétabli. Pierre Citti, dans le onzième chapitre de Contre la décadence écrit que le terme « désigne la phase d’une maladie qui va emporter une décision, soit qu’elle facilite le diagnostic, soit qu’elle assure du pronostic, ou les deux. Elle peut être « bienfaisante » ou « fatale »[23]. Un peu plus loin dans sa réflexion, il précise que « le sentiment d’une « crise » coïncide avec une impression de disproportion, de déséquilibre »[24].

Dans l’introduction de son essai Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Alexandre Gefen soutient que « le début du XXe siècle a vu l’émergence d’une conception que je qualifierai de « thérapeutique » de l’écriture et de la lecture, celle d’une littérature qui guérit, qui soigne, qui aide, ou, du moins, qui « fait du bien ». […] S’érigeant à la fois contre le storytelling et le divertissement, la littérature voudrait faire face au monde, agir, remédier aux souffrances, nous aider à mieux vivre dans nos existences ordinaires… »[25]. Cette assertion se veut une manière d’attirer l’attention sur les (nouveaux) usages de la littérature dans le monde contemporain et aussi son véritable pouvoir à la fois comme champ de connaissance et lieu d’expérimentation de l’altérité. Ce versant prescriptif permet également de discuter la question soulevée par Antoine Compagnon dans sa leçon inaugurale du 30 novembre 2006 au Collège de France « sur la situation de la littérature aujourd’hui et demain »[26]. Revenir à la question du pouvoir de la littérature, « c’est relancer le mouvement même de la littérature – par le doute qu’elle entretient sur sa propre puissance, et la conscience qu’elle ne relève jamais vraiment d’un régime d’exception dans la culture »[27]. Face à un monde plus que jamais dominé par les crises, il n’est pas vain de se documenter, à la suite de Compagnon, sur les véritables valeurs que la littérature peut créer et transmettre à l’heure actuelle et qui seront profitables au monde à venir. Il ne faut surtout pas perdre de vue que (s)interroger (sur) le pouvoir ou la fin de littérature, c’est en même temps questionner son impossibilité, « car l’impouvoir supposé de la littérature, c’est aussi sa puissance propre »[28].

Par-là, l’ambition principale de ce 22e numéro de Legs et Littérature est de se focaliser sur les dynamiques qui sous-tendent les relations entre le factuel et la fiction, les réalités et les imaginaires. Comment, à partir du factuel, la littérature procède-t-elle au façonnement de l’imaginaire pour créer un hors-monde ? Comment ce hors-du-monde dans lequel elle projette l’individu lui permet-il d’avoir (em)prise sur le réel ? Quels mécanismes (de substitution) propose-t-elle au sujet face à la maladie de l’âme et au désenchantement du monde ? Il s’agit de faire le tour d’horizon des interactions entre la crise et la littérature et déterminer comment la crise crée du sens à la littérature et vice-versa. À travers des réflexions proposant des interprétations et des examens en fonction d’approches multidisciplinaires, ce volume explore le pouvoir de la fiction confronté à la crise à partir de trois principaux axes.

Le premier axe aborde la thématique au prisme d’une mise en relation des notions de réparation et l’éthique du care. Les contributeurs ont adopté une approche thérapeutique de la littérature qui fait de la crise une pathologie, un corps malade ou une folie à laquelle seule la narration littéraire peut apporter un remède ou une guérison. Cette vision de la littérature met en exergue son caractère utilitaire eu égard à sa capacité à agir sur les corps et les esprits à la fois pour panser les stigmates et les traumas et penser le rapport à l’autre et la réalité autrement. Cela nous amène à la conception de Gefen évoquée dans l’introduction de Réparer le monde postulant le pouvoir thérapeutique de la littérature en raison de sa disposition à soigner et aider à se sentir bien dans sa peau. À ce propos, il la définit non plus comme un simple divertissement ou une sorte d’embellissement des objets du monde mais comme « un dispositif social ou symbolique puissant opérant sur les consciences et les cœurs »[29], en même temps sur les corps. Ainsi, dans le premier texte qui ouvre le volume, Marie-Appoline Joulié propose d’interroger le récit Barge de H.K pour souligner le double enjeu de la littérature comme espace de soin et recherche de soi. L’écriture littéraire est ici utilisée comme cure dans la recherche d’une parole enfermée dans un corps en proie à la folie et stigmatisée pas le corps social. De son côté, Gabriel De Tournemire s’appuie sur Cinq mains coupées de Sophy Divry, récit sur les violences policières lors de la crise des Gilets jaunes en France, pour étudier la manière dont la littérature souscrit à réparer ou à cicatriser les blessures. Considérant le texte comme « une prothèse verbale », elle cherche à montrer comment, par son dispositif énonciatif, il entend restituer ce que la violence d’État, par l’exercice de son pouvoir sur le corps, a enlevé à l’autre.

Dans la même lignée, Fida Mesto poursuit cette exploration du pouvoir réparateur de la fiction en référence à l’utilisation du care dans le récit littéraire pour faire face au trauma généré par les conflits de guerre. En se basant sur une analyse de Les larmes d’une poupée de Nayla Sarieddine et L’enfant aux yeux pleins de larmes de May Menassa, son étude met en relief les possibilités qu’offre la littérature de se reconstruire et de transformer l’humain dans sa relation avec l’autre et le monde. L’héritage laissé par la guerre dans les zones en proie aux conflits armés est un lourd fardeau qui a ses prolongements sur le physique, le psychique et le cognitif de la même manière qu’il affecte le tissu social et l’imaginaire collectif. Les crises ou les tabous de la sexualité dans les sociétés africaines décolonisées font l’objet de la réflexion menée par Atim Mackin. Les tabous sexuels sont des phénomènes communs à nombre de sociétés, précisément celles frappées par la morale religieuse et les violences du patriarcat. En s’appuyant sur un corpus de textes d’auteurs d’Afrique de l’est, de l’ouest et du nord, il élabore une autopsie des stratégies mises en œuvre par ces auteurs pour cicatriser les blessures de l’héritage colonial et subvertir les normes hétérosexuelles tout en examinant la place réservée aux autres formes de sexualité dans l’Afrique contemporaine.

Le deuxième axe traite de la crise de l’écologie et l’Anthropocène en relation avec l’Afro-futurisme. Le monde moderne fait l’objet d’un nombre important de bouleversements à l’échelle planétaire qui, dans la plupart des cas, résultent des actions de l’être humain sur l’écosystème. Le réchauffement climatique, les désastres pandémiques et naturels, la flambée des épidémies sont, entre autres, autant de conséquences de ces actions qui accélèrent le péril de l’univers. Quand l’auteur met en scène la catastrophe – quelle que soit sa teneur – dans son œuvre, c’est pour rendre compte du pouvoir de l’écriture à s’approprier le réel et mettre les humains face à leurs responsabilités par rapport aux pressions (démesurées) qu’ils exercent sur la biosphère et leur gestion subséquente des corps et des espaces. C’est, en effet, toute la portée significative du jugement d’Alma Abou Fakher et de Mourad Loudiyi sur « le pouvoir de l’écriture contemporaine à dire ce qui échappe à l’expression lors d’un cataclysme. La littérature, par son pouvoir imaginaire et ses ordres poétiques et esthétiques, n’a de cesse de s’approprier le récit des catastrophes naturelles ou épidémiques qui ont forgé la lignée de son histoire pour instituer une spécificité générique »[30].

Mobilisant la fiction climatique pour analyser la nouvelle « À boire debout » d’Antoine Desjardins, la chercheuse Simona Pruteanu s’évertue à montrer la complexe interconnexion entre l’Homme et son environnement. Cette relation entre eux est d’une telle complexité que toute action dramatique ou tension résultant d’une crise quelconque peut provoquer le déclin de l’un comme de l’autre. Concentrant son analyse sur l’étude du registre de l’intime et du travail linguistique opéré par Desjardins dans sa nouvelle pour faire ressortir la colère et l’angoisse caractérisant son héros face à la catastrophe environnementale, dans son approche, Pruteanu vise à montrer que les désastres naturels doivent être vécus comme des expériences subjectives dans la mesure où ils impactent durablement et différemment la vie de l’individu. Prenant la forme d’un virus ou d’une maladie incurable, ils s’infiltrent dans le corps, s’attaquent aux mécanismes de défense et produisent des dégâts allant jusqu’à sa détérioration. Le masque de la mort rouge est un recueil de nouvelles fantastiques d’Edgar Allan Poe qui, avec la peinture de l’épidémie échappant à toute tentative de contrôle, a une portée apocalyptique. S’appuyant sur ces nouvelles qu’il met en lien avec la pandémie du Covid-19, Ahmed Essalhi établit le rapport du factuel et du fictionnel à travers le pouvoir de la littérature à mettre en scène la crise sanitaire. Pour sa part, Pedro Trujillo utilise la nouvelle « La cueva » de Lilian Corzani pour questionner les crises écologiques et démocratiques à partir d’un postulat mettant en avant la dimension écologique de la crise démocratique compte tenu du lien entre anthropocène et politique. L’observation de Trujillo tend à souligner que le problème climatique est en grande partie issu de la démocratie en arguant que ce sont les choix politiques et les modèles économiques qui seraient à la base de l’exploitation intensive des ressources naturelles, de la pollution et toutes les autres formes de dégradation des écosystèmes. Dans la même veine, Giovanie Soh avance que la transformation de notre monde en une civilisation écocidaire est l’œuvre des avancées techniques et scientifiques. La recherche de pouvoir, le désir de grandeur et la quête frénétique du profit constituent autant de paramètres précipitant l’effondrement de la planète. Son argumentaire construit autour de l’examen de L’arbre fétiche de Jean Pliya et L’amas ardent de Yamen Manaï fait de la littérature l’espace propice à penser la réparation écologique. Ce besoin démesurable de représentation, de gain et d’estime conduit l’homme, atteint par la boulimie du pouvoir, à devenir un monstre. C’est ce qui apparaît dans la thèse que développe Mirline Pierre dans sa critique de 2084. La fin du monde de Boualem Sansal pour faire ressortir le pouvoir de la fiction à nommer et (pré)dire la terreur et décrire les violences du pouvoir politique. En questionnant les tensions du politique évoquées dans ce récit d’anticipation de Sansal et les crises liées à la réception des littératures francophones du Sud confrontées à l’Afrofuturisme, l’intérêt de son étude est de révéler ou d’attester des moyens dont dispose la littérature de renouveler les imaginaires pour repenser le monde.

Le troisième et dernier axe fait place à la crise de la démocratie et le rapport à l’autre dans les sociétés contemporaines. Devant prioriser la souveraineté du peuple dans la gestion de la Respublica, la démocratie est devenue, depuis de nombreuses années, une arme entre les mains des puissances impérialistes pour manipuler et instrumentaliser les pays périphériques afin de mieux les extorquer. Cette situation est, en effet, observable dans les sociétés postcoloniales, notamment dans les territoires africains et dans un pays comme Haïti où l’échec des tentatives d’instauration d’une démocratie sur mesure depuis la chute du régime dictatorial des Duvalier est longtemps acté. Dans son essai, Paul Youba Kiebre met l’emphase sur la défaite de la démocratie dans les sociétés en prenant en exemple la fictionnalisation du génocide rwandais et du phénomène des enfants-soldats dans Petit pays de Gaël Faye et Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma pour souligner le poids de la « dérive identitaire » dans la constitution de cette défaite. En plus de démontrer que les crises socio-politiques sont l’héritage d’une démocratie en banqueroute, son article interroge le regard interrogateur que la littérature pose sur l’histoire et la manière dont elle permet d’aborder l’immédiateté. Par ailleurs, Ludivine Gravito révèle la forme de l’engagement de l’écrivain chilien à travers le roman neopolicial par son mode d’inscription critique des crises socio-politiques dans l’imaginaire littéraire pour attiser la curiosité du lecteur sur les différents enjeux et problèmes sociaux. Comme genre autorisant de dresser le portrait de la société chilienne de la fin de la dictature et sa phase transitionnelle, le neopolicial ouvre le champ favorable au questionnement des rapports entre démocratie, justice et mémoire dont la portée met en évidence le pouvoir de l’écriture littéraire à rendre compte des injustices, de conjurer l’oubli et nommer l’innommable. L’intérêt particulier de la recherche menée par Gravito met en lumière le rôle d’éclaireur ou de sentinelle que joue l’écrivain dans la société, compte tenu, dans le sens sartrien, de sa préoccupation de la condition humaine.

Considérant la portée inclusive de l’idéal démocratique qui devrait dessiner des habitus du vivre-ensemble en dehors des logiques de l’apartheid, Pierre Suzanne Eyenga Onana essaie de voir comment la littérature, grâce à sa force réparatrice, participe à la création d’un monde qui échappe aux tentacules d’un univers négrophobe. L’article d’Onana qui se veut un véritable travail d’enquête sur les malaises générés par le racisme à travers la représentation et la démystification qui en sont faites dans le roman Ngemena de Lomiani Tchibamba confirme que le récit littéraire, en s’emparant de la crise des droits de l’homme, contribue à une redéfinition du rapport à l’autre. En effet, la littérature dispose de cette puissance d’impulser du sens au monde là où le dialogue s’avère impossible et de penser l’impensable là où le désenchantement semble vouloir saper les fondements de la condition humaine. C’est ce qu’évoque tout au moins Zid Nahla qui se penche sur la crise du personnage frappé de désillusion dans Minuit à Alger de Nihed-El-Alia. En Envisageant ce roman comme une autofiction dystopique mettant également en lumière la crise de l’auteur, la chercheuse propose une exploration de la crise « anonymatoire » qui serait aussi celle d’une crise d’identité pour exposer les mécanismes configurant l’écriture comme un espace de liberté.

Ce numéro de Legs et Littérature qui se présente comme une traversée des mondes mettant en lien le pouvoir de la fiction en confrontation avec les crises sociétales offre, à travers les différentes études qui le composent, des outils pour aider à saisir les dynamiques et enjeux du monde contemporain et ceux du monde à venir. Les contributions mettent en lumière les contradictions qui (dé)font les sociétés et le déclin dans lequel elles se précipitent à trop vouloir ériger un humanisme anthropocentrique. Comment penser et vivre dans un monde aujourd’hui qui déchante et plus que jamais dominé par les violences de la guerre, les conflits géopolitiques opposant les puissances politiques et la quête effrénée pour le monopole des diverses sources de pouvoir où l’homme est devenu, dans une perspective hobbesienne, un véritable monstre ? Le panorama que présente ce volume est une invite sur la nécessité de (re)penser le (rapport au) monde et le devenir des sociétés à partir des (im)pouvoirs du texte littéraire à alerter et à modéliser les situations futures en nous poussant à réfléchir sur la complexité de l’existence et en accroissant la richesse du langage pour nommer la condition même de cette  existence.

Mirline Pierre, PHDC

Dieulermesson Petit Frère, PHDC

[1] Aristote, Poétique (Trad. Barbara Gernez), Paris, Les Belles Lettres, 2008.

[2] Platon, La république (Trad. Georges Leroux), Paris, Georges Leroux, 2016.

[3] Cf. référant à l’essai de Jean-Luc Moreau dans lequel il développe un nouveau de pensée autour de la fiction.

[4] Lorenzo Menoud, Qu’est-ce que la fiction ?, Paris, Vrin, 2005.

[5] Jean- Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?  Paris, Éditions du Seuil, 1999.

[6] Cf. Vincent Jouve, Pouvoirs de la fiction : Pourquoi aime-t-on les histoires ?, Paris, Armand Colin, 2019.

[7] Ibid., pp. 7-9.

[8] Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.

[9] Cf. Emmanuel Bouju, Yolaine Parisot, Charline Pluvinet, Pouvoir de la littérature ; de l’energeia à l’empowerment, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2019.

[10] Jean-Marie Schaeffer, « Quelles vérités pour quelles fictions ? », L’homme no 175-176, juillet-septembre 2005, p. 20. Consulté le 24 janvier 2023.  <https://journals.openedition.org/lhomme/29493>.

[11] Richard Saint-Gelais, « Fiction », Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (sous la direction de), Dictionnaire du littéraire, Paris, QUADRIGE/PUF, 2002, pp. 289 -290.

[12] Ibid., p. 289.

[13] Mario Vargas Llosa, Éloge de la lecture et de la fiction, Paris, Gallimard, 2011, p. 14.

[14] Ibid., pp. 14-15.

[15] Ibid., p. 17.

[16] Ibid. pp. 15-16

[17] Marc Petit, Éloge de la fiction, Paris, Fayard, 1999.

[18] Titre du 25e numéro de la revue Communications publié en 1976 et dirigé par André Bejin et Edgard Morin dans lequel on trouve des articles pertinents sur la notion de crise élaborée par des chercheurs de plusieurs disciplines.

[19] Pierre Ansart, « Crise », André Akoun et Pierre Ansart (sous la direction de), Dictionnaire de Sociologie, Paris, Le Robert/Seuil, 1999, p. 1222.

[20] Ibid., p. 122.

[21] Edgar Morin, « Pour une crisologie », Communications, no 25, 1976, p. 149. Consulté le 30 janvier 2023. <https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1976_num_25_1_1388>.

[22] Alain Vaillant, « Prolégomènes théoriques : crise et littérature », La Crise de la littérature : Romantisme et modernité, Grenoble, UGA Éditions, 2005, pp. 7-23. Consulté le 22 juin 2023.  <http://books.openedition.org/ugaeditions/3881>.

[23] Pierre Citti, « Questions, crises et rôle social de l’écrivain », Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman 1890-1914, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, p. 218. Consulté le 22 juin 2023. <https://www.cairn.info/contre-la-decadence–9782130400134-page-213.htm>.

[24] Ibid., p. 219.

[25] Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française au XXIsiècle, Paris, José Corti, 2017, p. 7.

[26] Antoine Compagnon, La littérature, pourquoi faire ? Leçon inaugurale prononcée le jeudi 30 novembre 2006, Paris, Fayard/Collège de France, 2007, p. 23.

[27] Emmanuel Bouju, Yolaine Parisot, Charline Pluvinet, Pouvoir de la littérature  : de l’energeia à l’empowerment, Rennes, PUR, 2019, p. 7.

[28] Ibid., p. 8.

[29] Alexandre Gefen, « Introduction », Réparer le monde. La littérature française au XXIe siècle, op. cit., p. 9.

[30] Alma Abou Faker, Mourad Loudiyi, « L’écriture en temps de cataclysme : pouvoir et portée herméneutique », Legs et Littérature no 16, 2020, p. 7.

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Pour citer cet article : Mirline Pierre, Dieulermesson Petit Frère, « De la fiction de la crise ou l'art de dépeindre les tragédies du monde », Legs et Littérature no ­22, 2024, pp. 7-19.

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