Le livre d’avant-hier soir

Auteur : Syto Cavé

Titre : Le livre d’avant-hier soir suivi de Quelque part en décembre

Collection : Poésie

Date de parution : octobre 2025

Lire la poésie de Syto Cavé, c’est s’aventurer dans un univers onirique et figuratif qui, au détour du regard, reconstitue le monde du vivant par la magie du symbole et des réminiscences. Jamais une poésie n’a eu autant d’empreintes sur les corps, de signes pour ponctuer le temps et de traces sur la page pour préserver la mémoire. Un voyage passé-présent qui reconstitue le vécu du poète. Entre écriture mémorative et poésie dramatique, Le livre d’avant-hier soir est un vaste champ de souvenirs, d’actes manqués, de regrets, de suppliques au temps, d’évocation de lieux, d’amours et de songes et surtout le chant d’une altérité partagée.
[…]
Partout dans ce livre, au-delà des sentiments de regrets qui émanent tantôt de la fureur d’un pouvoir politique, d’un rendez-vous manqué avec l’être aimé, de la perte d’un objet ou la disparition d’un ami, d’un symbole détruit, il y a cette espérance qui ne veut pas mourir et tient debout comme un palmier qui pointe le ciel. C’est cette espérance qui dissipe le doute, mue les absences en des motifs de croire au bonheur désiré et aux possibilités offertes de restituer le monde à la dimension du rêve.    
[…]
Le livre d’avant-hier soir de Syto Cavé n’est autre qu’une poétique d’exploration des territoires subjectifs et la sublimation d’un désir ou d’un vécu personnel en chant universel.   

                                                                                                                Point de vue de l’éditeur.-

[Extrait 1]

Images en écho

 (À Jacques Stephen Alexis)

Comme le mur est tombé, j’ai pu enfin sortir et demander au vent ce qui s’était passé.

Une foule innombrable occupait la rue.

C’était le peuple de la rue. Je ne reconnaissais personne. Comment trouver un cœur à qui parler ? Un cœur qui serait l’âme et le point fort du peuple, le sens qui prend son sens et se met à parler, s’active d’un geste clair et m’enlève à moi-même dans un énorme mouvement qui peu à peu s’érigerait en pays, dans un immense bruit venu d’une nuit profonde et qui se ferait un corps par saccages, barricades, chansons, agglutinations, et puis une phrase-fleuve qui s’étendrait de porte en porte, ferait grossir la rue depuis le port jusqu’au sommet des mornes, avec des bambous, des conques de lambi, des tambours, des corbeilles de passiflore, des oranges douces, du citron vert, des cactus, des bourgeons d’hibiscus, de l’assa-foetida, des rubans, des cocardes, de petites barrettes aux tresses des fillettes, des chiens miraculeux, des poupées-zaza, des guitares mêlées aux harmonica, du tchaka, un gros bamboula pour célébrer la vie.

Il y aura certes des casses, et au milieu des casses le miaulement des chats et puis des rats qui s’engluent dans leur caca de rat. Et ce jour-là, on se fera beaucoup d’amis, des mains qui se serrent, des visages qui font visage, des voix qui disent : « Honneur ! Respect ! » et puis des chevaux de couleur, des miroirs aux anges, des cascades de fleurs, des fourmis vertes, des éléphants qui grimpent jusqu’au sommet de la citadelle, des sucreries, du gingembrette, du cabiche-au-hareng, des écrevisses qui descendent en bande le lit des rivières, des perroquets qui rappellent ma grand-mère, des chattes dont les yeux ressemblent à ceux de Loulouse Lamartinière, des araignées au fil d’or en broderie à la lune. Et puis les pas d’Hidalgo, la silhouette de Beauté Giroud et ce geste tremblant de ma main vers ce visage tant attendu qui disparait au loin.

 

[Extrait 2]

La machine à laver

Je n’aime pas le bruit de la machine à laver. Il me dérange, me trouble profondément. Il me ramène au temps passé à New-York où j’ai aimé une femme qui ne te ressemble pas. Nous avons vécu ensemble à l’Est de Manhattan, entre York et la East-end avenue.

Le bruit troublant de la machine à laver date de cette époque. Chaque samedi, nous allions faire notre lessive hebdomadaire dans une laverie du coin. Les gens qui nous voyaient côte à côte, notre baluchon sur le dos, disaient que nous étions le plus beau couple du quartier. Et on se regardait fièrement, chaque fois qu’ils le disaient. Et c’était beau de pouvoir faire notre lessive ensemble, d’entendre le bruit de nos linges mélangés au cœur de la machine. Un bruit mouillé qui peu à peu se transformait en écume blanche, houleuse, puis s’attendrissait, moutonnait, avait l’air d’une valse que dansaient nos linges entrelacés. La machine nous disait notre amour. Et nous pliions à deux nos linges propres et séchés : les draps surtout et nos taies d’oreiller, en se souriant, en se léchant des yeux.

Et puis un jour, je ne sais plus quand, tout dérailla. Le bruit de la machine nous monta à la tête. Nos doigts se firent nerveux, nos cœurs étaient désemparés, nos visages rocailleux. Au moment de sortir le linge du séchoir nos mains craquèrent, et ce beau drap bleu dont nous tenions chacun un bout, pour mieux l’éventer, le déplisser avant de le replier, ressemblait à un linceul suspendu entre nous.

Voilà pourquoi je hais la machine à laver, quitte à devenir un jour mon propre cordonnier.

 

[Extrait 3]

Il y a un vide qui m’étreint
Le mal de toi, le bruit de tes pas dans mes terres intérieures.
La nuit. L’immense nuit.

On disparaît de plus en plus
Toute disparition est une enflure secrète.

Par temps de pluie et chien errant
Dans une coulée du vent
L’abri de l’en-bas-pont
Car tes yeux me reviennent
Et fourmille la ville
Idéal moqueur
Au fond de la semelle

 

[Extrait 4]

Exclamation

Tu es belle et la mer immense
Vous allez bien ensemble
Je voudrais t’aimer une vie entière
Quand passent les oiseaux
Que raconte le vent ?
Je voudrais t’aimer sur un air de guitare
Quel bruit fait le ciel ?
Jusqu’où s’étendent tes cheveux ?
Je voudrais infiniment t’aimer

 


À propos de l’auteur :

Né à Jérémie le 7 août 1944, Syto André Cavé est poète, dramaturge et metteur en scène. Après des études au Conservatoire d’Art dramatique à Port-au-Prince, il fonde la Société des Messagers de l’Art et produit sur scène et à la radio, avant de s’exiler aux États-Unis d’Amérique en 1968. Il y crée avec des amis la troupe de théâtre Kouidor et met en scène des textes de Berthold Brecht, Kateb Yacine, Eugène Ionesco et Aimé Césaire. Auteur d’une œuvre littéraire remarquable, ses poèmes sont mis en musique par de nombreux chanteurs et paroliers tels Alan Cavé, Vanessa Jacquemin, Wooly Saint-Louis Jean, Tamara Suffren, Ralph Tamar et Boulo Valcourt. Le livre d’avant-hier soir suivi de Quelque part en décembre est son quatrième recueil de poèmes.