Un numéro de revue sur la nouvelle génération d’écrivains francophones a, aux yeux de tout amateur de littérature, une grande ambition. Parfois trop grande pour être réaliste. Car le thème même fait interagir des concepts sur lesquels il n’existe aucun consensus : francophonie, et écrivains émergents. Mais de quoi parle-t-on ? Pour être sûrs que nous sommes en train de lire la même revue, je voudrais dès le départ, situer ce numéro non pas dans son contexte, mais de préférence dans ces concepts controversés.
En 2002, la revue littéraire Notre Librairie publie un numéro spécial, consacré aux nouveaux auteurs de l’Afrique subsaharienne, de l’Océan indien et des Caraïbes ; mais surtout la nouvelle génération d’écrivains de ce que l’on appelle couramment la Francophonie. L’ancienne génération était celle des grands manitous de l’écriture et de la pensée négro-africaine : Léopold Sédar Senghor (1906-2001), Aimé Césaire (1913-2008), Léon-Gontran Damas (1912-1978), Édouard Glissant (1928-2011), Ahmadou Kourouma (1927-2003) notamment. C’est la première génération d’écrivains francophones reconnus à l’échelle internationale. Cette génération, celle des années (1910-1930), « dominait » la littérature de 1960 à 1990. Après cette période, une nouvelle génération d’écrivains commence à publier et à sortir des sentiers battus de la négritude ou de la créolité. C’est cette génération que le numéro 146 de la revue Notre Librairie qualifie de nouvelle génération. On y retrouve Dany Laferrière (1953), Yasmina Khadra (1955), Lyonel Trouillot (1956), Ananda Devi (1957), Alain Mabanckou (1966)… On peut ajouter dans la liste aisément Yanick Lahens (1953), Évelyne Trouillot (1954), Kettly Mars (1958), Louis-Philippe Dalembert (1962), pour Haïti ; Ernest Pépin (1950), Amadou Koné (1953), Patrick Chamoiseau (1953), notamment pour le reste de la Francophone. Les écrivains de la génération (1950-60) cités plus haut sont « confirmés ». Une génération qui commence à publier dans les années 1990, devenue mature, dirait-on, avec des esthétiques et des convictions qui diffèrent d’un auteur à l’autre.
Depuis les années 2000, particulièrement après le séisme du 12 janvier 2010, on assiste en Haïti à l’effervescence d’une nouvelle génération d’écrivains nés pour la plupart dans les années 1970-1980. Cette génération post-duvaliérienne a déjà donné naissance à des écrivains qui émergent et d’autres plus ou moins installés comme Emmelie Prophète (1971), Bonel Auguste (1973), Guy Régis Junior (1974), James Noël (1978), Makenzy Orcel (1983), Evains Wêche (1984). Il faut également mentionner les écrivains comme Inéma Jeudi, Coutechève Lavoie Aupont, Jean Watson Charles, Kermonde Lovely Fifi qui ont fait leurs premières publications après le séisme. C’est cette effervescence que ce numéro de la revue Legs et Littérature tente de capter, tout en voyant ce qui se fait ailleurs.
Dans son article « Emmelie Prophète et Makenzy Orcel : d’un discours (inter)générationnel à une poésie de l’urbain » (p. 15), le critique littéraire Dieulermesson Petit Frère s’intéresse à ces deux figures de la « nouvelle génération », malgré un écart d’âge de douze ans et un écart de publication (l’âge littéraire, selon Bourdieu) moins important (sept ans). Pour Petit Frère, « Emmelie Prophète et Makenzy Orcel sont deux voix fortes de la nouvelle donne littéraire haïtienne. Poètes et romanciers tous les deux, quoiqu’ils soient nés à un intervalle de douze années de différence, ils ne sont pas pour autant si distants dans leurs choix thématiques et les problèmes soulevés dans leurs œuvres ». (p. 21).
Jean Watson Charles, de son côté, tente de faire un survol de la production littéraire des années 1980 dans son article titré « Haïti : les années 1980, d’une littérature à l’autre » (p. 45). Une production qui peine à se faire connaître. « […] les écrivains des années 1960 ont connu aujourd’hui leur notoriété, il n’en demeure pas moins que les jeunes écrivains sont toujours dans l’anonymat, malgré leurs divers efforts pour se faire publier » (p. 48).
Jean James Estépha, dans « Guy Régis Junior : théâtre, engagement et absurdité » (p. 55) propose une lecture critique des œuvres du dramaturge Guy Régis Junior, spécialement de la pièce De toute la terre le grand effarement, dans le prisme de l’évolution du théâtre en Haïti. « En Haïti, le théâtre est toute une richesse dont les origines remontent, d’une part, à la période précolombienne et, d’autre part, à la période coloniale » (p. 57).
Didier Mukaleng Makal, depuis la ville de Lubumbashi en République démocratique du Congo (RDC), nous fait découvrir le poème fleuve de Christian Kunda, auteur congolais. Ouvrez la porte, n’ayez pas peur est un poème dans lequel « Christian KUNDA évoque aussi les frontières, les barrières qui jalonnent son parcours, et par extension, celui de la jeunesse. Des frontières plutôt mentales, des barrières psychologiques inscrites dans les cœurs des hommes, de ses proches. Le rejet des aînés, la volonté de freiner, de bloquer. La jalousie de partager son espace de vie, mais aussi la peur ou le doute d’oser ». (p. 41)
Dans la deuxième partie de ce numéro, la parole est donnée à trois écrivains francophones émergents : James Noël, poète haïtien (p. 67), Aqiil Gopee, jeune écrivain mauricien plein d’avenir (p. 77) et Makenzy Orcel, poète haïtien, devenu romancier (p. 81). La rubrique Portraits, portant le titre « Quatre plumes émergentes », présente quatre figures francophones émergentes : le Togolais Joël Amah Ajavon (p. 89), et les Haïtiens Evains Wêche (p. 93), Lovely Kermonde Fifi (p. 95) et Inéma Jeudi (p. 98).
Enfin, dans les derniers chapitres de ce numéro de Legs et Littérature, sont publiés des notes de lecture des livres de Felwine Sarr (Sénégal), Marvin Vicor (Haïti), Wilfried N’Sondé (Congo), Evains Wêche (Haïti), Miguel Bonnefoy (Venezuela-France), Natasha Kanapé Fontaine (Canada), Bonel Auguste (Haïti), James Noël (Haïti), Asim KanAd (Togo) ; des poèmes et nouvelles de Vivan Ederi (France-Chine), Georges Cocks (Saint-Martin), Ayi Renaud Dossavi Alipoeh (Togo), Marie José Desvignes (France), Mekfouldji Abdelkrim (Algérie), Mirline Pierre (Haïti) et Sophie Boisson (Île de la Réunion).
Ce numéro de Legs et Littérature donne à lire et à sentir le bouillonnement d’une littérature émergente, la voix d’écrivains qui, plus tard, deviendront des incontournables de la littérature francophone. C’est ce coup d’œil en avant que nous vous proposons de faire avec nous dans les pages qui suivent !
Wébert CHARLES
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