La migration n’est point un phénomène nouveau. Depuis la nuit des temps, l’humanité a toujours été marquée par le déplacement des populations. L’être humain est un éternel voyageur. Un étranger dont la construction véritable doit prendre en compte tout un ensemble de valeurs, lesquelles sont liées entre autres à la temporalité (l’histoire), à l’espace –donc la géographie, prenant en compte le milieu et toutes les activités qui lui sont relatives– et la dynamique des besoins. Épris du désir de conquête –qu’il soit économique ou politique– les êtres humains ont toujours fait l’expérience de la traversée des terres, des océans et des montagnes. Des peuples de la mer, ou plutôt de l’Afrique à la Mésopotamie (berceau de l’écriture), du continent asiatique aux régions américaines, les traces et les effets des grandes vagues migratoires sont encore présents. Certainement la colonisation et, dans une grande mesure, le capitalisme ont eu de grandes incidences tant bien sur le déplacement que sur le peuplement ou l’accroissement démographique.
Vu la complexité que semble évoquer aujourd’hui la migration, ne serait-t-il pas important de la replacer dans des ensembles plus larges, d’étendre le champ pour y inclure d’autres formes de mobilité, tenir compte d’autres processus ayant toutefois une ou des incidences sur le phénomène ? Parler de la migration n’évoque-t-il pas autant les diasporas que les réseaux transnationaux, les espaces frontaliers et les déplacements extérieurs qu’intérieurs ? Quel sens possède encore aujourd’hui la notion « frontière » au moment où l’on vit ce qu’Arnold van Gennep[1] appelle la « Mondialisation de l’Humanité » ? S’appuyant sur « L’expérience historique identitaire de la nation dominicaine, dans sa logique de double insularité qu’elle partage avec Haïti » (p. 17), évoquée par Delcy Delné dans sa contribution, on serait en droit de se demander dans quelle mesure la notion tient-elle encore debout ? Suivant un schéma classique, la frontière étant par essence un élément « nécessaire à la coopération régionale » (p 18). Aussi le phénomène de la globalisation devrait-il, du coup, faire disparaître toutes les barrières (linguistiques, culturelles, économiques et politiques) pour créer ce que René Philoctète appelle véritablement « Le peuple de terres mêlées ».
À cet effet, ce nouveau numéro de la revue Legs et Littérature entend porter un nouveau regard sur la question migratoire en ayant comme support premier le champ littéraire. À la lumière de trois récits mettant en relief le drame de 1937 en République Dominicaine (Compère Général Soleil, Le peuple des terres mêlées et The farming of bones), Delcy Delné se propose d’étudier la « représentation du passage de la frontière dominicaine par les migrants haïtiens et l’interprétation du massacre de 1937 chez les romanciers haïtiens » (p. 17) tout en prônant le « dépassement des aspects traditionnels dans ces fictions haïtiennes s’inscrivant dans une perspective manichéenne de l’histoire » (pp. 16-17.). La réflexion de Delné est intéressante à plusieurs points de vue, en ce sens qu’il est possible de s’en inspirer pour situer et comprendre la décision de la Cour constitutionnelle dominicaine de 2010 qui fait des citoyens haïtiens de l’autre côté de la frontière des résidents illégaux.
Dans le deuxième texte, il s’agit de passer en revue les différents récits haïtiens mettant en exergue le phénomène de la migration et, en même temps, s’interroger sur ce qui fait la particularité de l’écriture migrante haïtienne « dont la naissance doit être située dans une conjoncture ayant conduit à l’exil et à l’exode massif des compatriotes haïtiens vers les terres lointaines » (p. 36). Les considérations englobent autant les écrivains du « dedans » que ceux du « dehors ». L’accent est surtout mis sur les personnages utilisés comme pré-texte pour pouvoir décrire, d’une part, « les relations identitaires » (p. 38) et, d’autre part, faire ressortir les effets provoqués par la nostalgie et tous « les enjeux liés à la mémoire, l’altérité, l’espace et le temps » (p. 28).
De son côté, Wébert Charles, s’est plutôt cherché à comprendre le rôle ou « l’influence de l’espace sur la pensée ou la création littéraire » (p. 69) en posant d’entrée de jeu ce qu’il appelle une « Géographie de la littérature ». Par là même, cette géographie pose d’emblée les vraies préoccupations de l’auteur, à savoir comment la littérature, de préférence les créateurs s’approprient-ils l’espace ? Ce qui l’intéresse c’est la ville de Port-au-Prince aussi bien comme espace physique (ville réelle) que comme espace imaginaire (ville fictive), d’où la mise en récit de cette ville qui devient, du même coup, un personnage littéraire. Si du début jusqu’à la moitié du vingtième siècle, les écrivains se sont attelés à « décrire la vie des paysans dans leur environnement réel », avec l’époque contemporaine, souligne le critique, « la capitale acquiert le statut de personnage romanesque » (p. 71). Aussi les romanciers contemporains ont-ils largement réexploré le paysage littéraire haïtien, offrant par-là une toute autre perspective de l’espace géographique où les personnages ont plutôt tendance à laisser le vacarme de la ville pour aller à la campagne.
Évoquant la situation de l’écrivain en terre étrangère et qui fait de son lieu d’origine la pierre angulaire de son œuvre, Jean James Estépha se demande si « la création littéraire de l’écrivain haïtien n’est-elle pas tributaire d’une certaine forme d’exil » (p. 80). D’où émergent des préoccupations du genre : existe-t-il une littérature de l’exil ? Quel est le véritable statut de l’écrivain en exil ? Comment vit-il sa situation d’exilé ? À l’aide des textes de Frédéric Marcelin, Louis-Philippe Dalembert et Anthony Phelps, Estépha nous montre comment l’âme de l’écrivain haïtien, en terre étrangère, reste toujours attachée à son pays natal. Nostalgique, il est habité par ce désir de « revenir en arrière, aux temps de ses meilleurs souvenirs » (p. 84). C’est précisément cette envie de revivre ses souvenirs, se sentir chez soi, et qu’incapable de supporter son éloignement ou son isolement de son lieu d’origine que l’écrivain au même titre que certains de ses personnages envisage le (chemin du) retour comme remède à sa nostalgie.
Pour développer cette même thématique, Meriem Hafi Mériboute étudie sa valeur dans Le sermon de la chute de Rome de Jérôme Ferrari en s’appuyant sur l’ouvrage du philosophe français Vladimir Jankélévith, L’Irréversible et la nostalgie, distinguant ainsi deux aspects de la nostalgie, close (celle où le retour est capable de compenser exhaustivement l’aller) et ouverte (celle qui renvoie à une sorte de désillusion, l’attente du nostalgique n’étant pas comblé). Ce jeune auteur contemporain qui, ayant « bien réussi à investir la nostalgie comme motif d’écriture » (p. 58) est, comme son personnage principal, dans une situation d’émigré. D’où ce qui fait que Corse, la terre de ses ancêtres, constitue, à chaque fois, le cadre de ses récits. Après avoir analysé le caractère de chacun des deux protagonistes et déterminé la cause de leur nostalgie, Hafi Mériboute précise avoir décelé chez Ferrari « une grande diversité de prototypes de nostalgie » lesquels diffèrent « selon l’objet du désir du nostalgique, […] son caractère et sa conduite » (p. 75). Même quand il aura fini par s’installer ou s’intégrer dans la terre ou société d’accueil, l’individu en situation d’émigré ne parviendra jamais à se détacher des souvenirs qui ont marqué sa vie antérieure. C’est précisément dans cette perspective qu’il faut comprendre la démarche de Mirline Pierre qui, s’appuyant sur trois romans haïtiens contemporains, se propose d’analyser la dynamique du retour comme « porteur d’un projet visant le mieux-être de la communauté voire même de la société donc élément d’espoir » (p. 88). Comme si le retour, en dépit de tous les déboires et risques encourus, aurait un effet bénéfique ou positif sur la vie de la communauté du revenant. Même si, dans la plupart des cas, ce retour a comme motif « l’attachement ou l’enracinement à la terre natale » (pp. 87-88).
Si la dernière partie de la revue, Repères, propose au lecteur un travail de dépistage des écrivains de la diaspora haïtienne, Créations lui offre des textes poétiques évoquant la migration d’écrivains de la diaspora et d’ici. Des textes qui disent la douleur, le mal du pays. Qu’il s’agisse de l’exil forcé ou du choix de l’écrivain de quitter volontairement sa terre, il demeure toutefois certain que la douleur du pays perdu et le désir du retour l’assailliront durant toute la période d’adaptation ou de projection. Car même s’il finit par revenir sur ses terres d’enfance, il n’est pas sûr que ce retour contribue à extirper complètement la nostalgie. Le souci de ce numéro est de rendre compte du phénomène de la dissémination des peuples à travers la planète, mais en privilégiant surtout la démarche littéraire. Comment la littérature, donc les écrivains (qu’ils produisent d’ici ou d’ailleurs) se sont-ils appropriés le phénomène de l’émigration? Que restent-ils de ces amours, ces souvenirs laissés quelque part derrière soi lors de ces départs précipités ou risqués vers les nouveaux horizons ? N’est-ce pas Euripide qui dit qu’ « il n’existe de plus grande douleur au monde que la perte de sa terre natale ? »
Dieulermesson PETIT FRÈRE, M.A.
[1] Cf. article Mondialisation, sur Wikipedia, <https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Mondialisation&oldid=220347700#cite_note-10>, consulté le 15 mars 2015.
Pour citer cet article : Dieulermesson Petit Frère, « Ces écritures qui voyagent... », Legs et Littérature no 5, 2015, pp. 3-7.
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