Éditorial 10 – LITTÉRATURE, CRITIQUE LITTÉRAIRE ET SENS CRITIQUE

Il y a cinquante ans si on s’était demandé à quoi ressemblait la littérature haïtienne, on aurait répondu, sans langue de bois, à Gouverneurs de la rosée, Compère général soleil ou Amour, Colère et Folie. Si l’on se posait la question aujourd’hui, l’on ferait probablement les mêmes considérations mais l’on prendrait soin d’ajouter Bain de lune, Bicentenaire, Manhattan Blues ou La dernière goutte d’homme. Beaucoup d’œuvres de fiction et très peu de réflexions sur la création. Est-ce à dire que la critique mobilise ou suppose un certain degré de représentation et d’appropriation du monde et un sens plus poussé dans le discernement, dans la décomposition des objets du monde que la création ? La critique n’est-elle pas, elle aussi, une œuvre de création ou constitue-t-elle un prolongement ?

Dans son essai Défense de la littérature (1968), Claude Roy écrit ceci : « la critique littéraire n’est pas une science exacte, et j’ai beau essayer de pénétrer ce que cela veut dire, je n’arrive pas à comprendre très bien le sens, si ce n’est par métaphore, ou par anticipation optimiste, de l’expression « une science de la littérature » »[1]. Face à cette ambiguïté de définir et de saisir le sens de la notion, il importe de nous demander à quoi sert la critique littéraire ? Cette question, aussi simpliste qu’elle semble paraître, présente des ambiguïtés dont la compréhension renvoie autant à deux problématiques indispensables et fondamentales, soulevées par Jean Paul Sartre et Tzvetan Todorov, dans toute tentative de réflexion sur la création littéraire : l’essence et le pouvoir de la littérature. Considérée ou perçue comme un système idéologique, selon une conception marxiste, puisqu’elle véhicule ou reproduit des phénomènes de la vie, des rapports sociaux donc humains de telle époque, la littérature, nonobstant son aspect immatériel, est un lieu de création et de proposition de formes et de valeurs. Tout en étant œuvre de fiction ou création de l’esprit, elle prend sa source dans la réalité car l’écrivain produit à partir d’un cadre spatio-temporel. Fort de ce constat, l’on soutiendra qu’elle participe à la construction de l’identité –qu’elle soit individuelle ou collective. En même temps que l’œuvre littéraire présente tel objet de la réalité ou la réalité comme objet, cet objet de la réalité ou la réalité tout simplement devient sujet de représentation auquel l’individu peut s’identifier ou s’approprier l’identification de l’objet de l’œuvre tel qu’il y est représenté suivant le système d’identification de l’œuvre en question. La littérature a donc, de ce fait, un double statut : social et culturel.

C’est donc en ce sens qu’il faut comprendre le point de vue de Sartre soulignant que la littérature, comme acte de création « permet de dévoiler le monde »[2] puisque l’écrivain n’a affaire qu’aux significations. Et Todorov de préciser que la littérature « peut nous tendre la main quand nous sommes profondément déprimés, nous conduire vers les autres êtres humains autour de nous, nous faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre »[3]. Autrement dit, elle permet à l’être de mieux appréhender le monde qui l’entoure, en ce sens qu’il n’est plus fermé sur lui-même. Elle propose des modèles par le biais des vécus évoqués dans les récits, les tranches de vie qu’elle met sous les yeux du lecteur.

En effet, la littérature rapproche. Fait tomber les murs, élimine les frontières pour nous mettre ensemble en dépit des différences et des contradictions. Les œuvres littéraires charrient des pensées et des valeurs, car qu’on le veuille ou non, les écrivains parlent toujours de nous-mêmes, de nos aspirations, de nos sentiments, de nos rêves et de tout ce par quoi nous sommes obsédés. Pour Sartre, la littérature est une « complicité », c’est « le miroir du monde ». Pour Paul Morelle, cité par Claude Roy, « les grandes œuvres [par ricochet, la littérature], doivent ajouter à la clarté du monde cette part jusqu’ici incommuniquée mais non pas forcément incommunicable du comportement humain, réduire la part de l’obscur en établissant de nouvelles lois »[4].

À cet effet, la littérature, comme œuvre de création, « au moment où elle [l’œuvre] éclate, perd son caractère sacré, l’unité de sa signification, [et] a besoin d’exégètes qui nous transmettent sens et forme : l’interprétation fait partie du texte »[5]. C’est le rapport entre le « secret de la création » et le « mystère de la réception » que la critique littéraire tend à cerner. Comme « espace de résonnance », elle se veut le prolongement de l’œuvre, cette littérature sur la littérature, explorant la question du sens et des valeurs au regard de la « pluralité des virtualités sémantiques qu’autorise le régime de lecture littéraire qui caractérise notre époque »[6]. Ainsi, la critique littéraire comme « discours sur les œuvres littéraires [qui] met l’accent sur l’expérience de la lecture, [qui] décrit, interprète, évalue le sens et l’effet que les œuvres ont sur les (bons) lecteurs, mais sur des lecteurs qui ne sont pas nécessairement savants ni professionnels. La critique apprécie, elle juge ; elle procède par sympathie (ou antipathie), par identification et projection : son lieu idéal est le salon, dont la presse est un avatar, non l’université ; sa forme première est la conversation »[7]. L’œuvre littéraire est, par essence, « ouverte », c’est-à-dire qu’elle laisse la voie à une pluralité d’interprétations, des lectures plurielles. Tout est question d’une « sémantique de la réception », ce qu’Eco appelle l’intentio lectoris. D’où il parle de deux catégories de lecture ou d’interprétation du texte : l’inter-prétation sémantique ou sémiosique par laquelle le lecteur naïf, se basant sur la linéarité du texte, cherche à le remplir de sens et l’interprétation critique ou sémiotique qui cherche dans le texte le sens des énoncés.

En Haïti, le discours sur la question littéraire a toujours eu écho auprès des écrivains, des professionnels et des chroniqueurs ou des journalistes. Donc les trois degrés ou catégories de critiques distingués par Thibaudet dans ses Réflexions sur la critique. Cela dit, dès les premiers moments de notre littérature, autrement dit dès l’époque classique, l’œuvre littéraire a été l’objet d’interprétation et de compréhension tant par les pairs que par les esprits intéressés à la chose littéraire. Il suffit de prendre en compte la création des différentes revues et journaux de l’époque pour s’en convaincre. Ces espaces de publication et de légitimation sont légions et ont beaucoup contribué à la vulgarisation des créations et des réflexions sur la question littéraire, question de voir ce qu’il y a en deçà et au-delà de l’œuvre. Citons entre autres pour le dix-neuvième siècle : L’Abeille Haytienne, le vingtième siècle : La Jeune Haïti, La Revue de la Ligue de la jeunesse haïtienne, La Ronde, l’Essor, la Revue Indigène, Le Temps, Haïti littéraire et Scientifique. Cependant, la critique littéraire, de manière générale, n’a pas toujours été une pratique bien perçue dans les milieux littéraires, particulièrement chez les écrivains. Malraux disait « je ne crois pas à la critique des écrivains. Ils n’ont pas lieu de parler que de peu de livre : s’ils le font, c’est donc par amour ou par haine. Quelquefois pour défendre leurs valeurs… un critique professionnel s’engage parce qu’il parle de beaucoup d’ouvrages, et qu’il est contraint par-là à une hié-rarchie »[8]. À propos de Sainte-Beuve, Proust écrit ceci : « je me demande, par moments, si ce qu’il y a encore dans l’œuvre de Sainte-Beuve, ce ne sont pas ses vers. […] Comme un homme habitué à l’alcool et qu’on met au régime du lait, il perd, avec la vigueur factice, toute sa force. « Cet être, comme il est gauche et laid » Il n’y a rien de plus touchant chez le grand et prestigieux critique, rompu à toutes les élégances, les finesses, les farces, les attendrissements, les démarches, les caresses de style »[9]. Il est surtout reproché à Sainte-Beuve sa méthode dite biographique ou critique contextuelle qui « consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre »[10].

Conçue comme une réflexion, un acte ou un regard discursif porté sur une œuvre aux fins de la restituer dans sa singularité, la critique littéraire est formellement une discipline qui date du dix-septième siècle, et la figure du critique s’est construite peu à peu à la fin du dix-huitième pour enfin s’imposer au dix-neuvième siècle. Toutefois, les activités de critique ont toujours existé –que ce soit dans les salons ou les cercles d’amis –ce que Thibaudet appelle la critique spontanée que l’on désignerait sous l’appellation de critique de mode– qui s’attèlent, tant bien que mal, à donner une seconde vie à l’œuvre littéraire. S’appuyant sur les travaux de Thibaudet qui stipule que « la vraie et complète critique ne naît qu’au XIXe siècle »[11], il faut souligner que les méthodes d’analyse des textes sont aujourd’hui légions. Chaque école, chaque courant ou théoricien y apporte, avec l’élaboration des outils théoriques, une touche nouvelle. De nos jours, la critique textuelle ou analytique qui privilégie le texte et la langue –donc le signe linguistique (formalisme, structuralisme, new criticism, sémiotique, poétique et narratologie) et la critique gnostique axée sur une esthétique de la réception (déconstruction sémiotique, intertextualité et autoréférentialité) se présentent comme des courants qui dominent le champ de la critique.

Si la littérature dispose du pouvoir de « créer et transmettre des valeurs dans le monde actuel »[12], en jugeant de la valeur esthétique de l’œuvre, la critique littéraire tend à rendre compte du fait et du fonctionnement littéraires, des rapports entre le savoir et la société. Patrick Sultan résume l’activité critique à trois fonctions principales : la description, l’interprétation ou l’évaluation et l’appréciation. D’où la question de savoir comment et avec quels outils évaluer et apprécier une œuvre littéraire ? Peut-on, en dehors de tout à priori, rien qu’avec des considérations d’ordre théoriques évaluer/interpréter un texte littéraire ?

Loin l’idée de faire l’inventaire des théories critiques ou des figures de la critique haïtienne, ce numéro de la revue Legs et Littérature entend produire un discours sur la critique littéraire et proposer de nouvelles pistes pour mieux réfléchir sur l’œuvre littéraire. Il se propose de soulever les grandes questions portant sur les théories esthétiques, le genre et les pratiques littéraires. Tout en n’étant pas limité exclusivement à la littérature haïtienne, à la lumière de diverses théories, et d’études d’œuvres appar-tenant à des catégories génériques différentes, il suscite la réflexion sur la manière d’aborder l’œuvre. À partir d’une approche culturelle comparative faisant appel tant à la sémiotique qu’à la poétique, sans négliger l’aspect narratologique, Loudiyi Mourad « s’attarde sur les repères sociaux, politiques et littéraires [pour] expliquer la quête de l’identité » (p. 22) dans le roman de Mohamed Hmoudane, French Dream.

Dans son essai Haïti (re)penser la citoyenneté, Lyonel Trouillot écrit que : « Si l’on compare le corpus littéraire haïtien à ceux des pays d’Amérique Latine (Cuba, le Brésil, le Mexique…), Haïti a produit une littérature souffrant d’une grande carence d’épopée et de référents nativistes. […] Par ailleurs, quel héros de l’Indépendance (ou plus largement de l’Histoire) d’Haïti a acquis le statut littéraire de José Marti ou d’Ernesto Guevara ? »[13] En écho à cette remarque sensée du poète-romancier et grande figure de la papauté littéraire haïtienne, le Dr Alix Émera a proposé, à travers son article, une analyse assez poussée de l’appropriation de Dessa-lines par les littéraires haïtiens. À la lumière des œuvres étudiées, l’on découvrira que si aux yeux d’un groupe, il est perçu comme le mal-aimé, pour d’autres, il est un « démiurge om-niscient et même omniprésent, que le soldat appelle son père et en l’absence duquel (en cas de maladie par exemple) le pays tombe vite dans le chaos » (p. 46) ou « un héros de légende » (p. 46).

Les critiques Nadève Ménard et Darline Alexis se sont évertuées, dans un dialogue portant sur la littérature et la critique, à s’interroger sur les défis et enjeux liés à l’existence d’une critique rigoureuse et de qualité en Haïti. À bien comprendre leur démarche, l’on se rend compte qu’il s’agit bien d’un exercice qui nécessite un certain niveau de culture littéraire. Tenant compte du fait que « La critique aurait donc son rôle à jouer en amont et en aval » (p. 185) dans le processus de déconstruction/reconstruction du texte –ce qu’Eco appelle l’esthétique de la réception– Ménard et Alexis persiste à croire qu’ « il faudrait que les journaux et autres publications fassent appel à des critiques ou au moins à des gens ayant une connaissance de base de la littérature quand il s’agit de produire des notes de lecture, par exemple » (p. 185). Cela aiderait à maintenir un certain équilibre dans la qualité et le bien-fondé du discours. Cependant, il ne faut pas oublier que les critiques n’ont pas toujours été bien perçus dans la sphère littéraire. D’où Yanick Lahens a raison de souligner que « il y a toujours eu de la part de certains auteurs comme de certains écrivains une méfiance vis-à-vis des critiques littéraires » (p. 207). Déjà au dix-huitième siècle par exemple, Montesquieu les considérait « comme les mauvais généraux d’armée qui, ne pouvant conquérir un pays, en corrompent les eaux »[14]. Néanmoins Lahens estime que « La critique littéraire devra trouver sa juste place dans le paysage qui se dessine » (p. 208).

Cultivons l’esprit critique et élevons-nous au-dessus de la mêlée en prenant le temps de penser !

 

Dieulermesson Petit Frère, M.A.

 

[1]Claude Roy, Défense de la littérature, Paris, Gallimard, 1968, p. 159.

[2] Jean Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1949, p. 17.

[3] Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 72.

[4] Claude Roy, Défense de la littérature, Paris, Gallimard, pp. 171-172.

[5] Jean-Yves Tadié, La critique littéraire au XXe siècle, Paris, Belfond, 1987, p. 9.

[6] Sébastien Marlair, « Marchescou Mircea (1974 ; 2009). Le concept de littérarité. Critique de la métalittérature », Repères, no 40, 2009, p. 250.

[7] Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998, p. 20.

[8] Jean-Yves Tadié, La critique littéraire au XXe siècle, p. 10.

[9] Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, pp. 145-146.

[10] Ibid., p. 127.

[11] Albert Thibaudet, Réflexions sur la critique, p. 210

[12] Antoine Compagnon, La littérature, pour quoi faire ?, Paris, Fayard, 2007, p. 17

[13] Lyonel, Trouillot, Haïti (re)penser la citoyenneté, Port-au-Prince, HSI, 2001, pp. 56-57

[14] Gaston de Montesquieu, Pensées et fragments inédits de Montesquieu, Paris, Imp. De G. Gounouilhou, 1989, p. 418.

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