Éditorial 11 – Les Caraïbes et ses logiques coloristes : race, racisme et formes de résistance*

Comment penser/panser les héritages de la race, du racisme et ses différentes formes de survivance depuis les expériences caribéennes du corps noir donc de la colonisation, c’est cette problématique que ce numéro de Legs et Littérature tente de soulever. Il s’agit de faire des caraïbes des lunettes à observer le reste du monde à travers les thématiques de race, du racisme, des identités et des préjugés de couleurs. Que devient le racisme ? Quelle forme le racisme a-t-il pris aujourd’hui ? Qu’est-ce que la Caraïbe a-t-elle gardé de l’esclavage et de la colonisation ? Quelle place le noir et la blanchité ont-ils occupé dans les imaginaires des pays de la Caraïbe et des colonies ? Comment le corps est-il vu et vécu dans les expériences quotidiennes ? Sous la question se cachent le déni, la privation de l’accès à la richesse et la reconnaissance d’une vie digne d’être vécue, autrement dit : quelle est la couleur de la richesse et des pouvoirs dit caribéens ?

Le propos s’inscrit ici dans une démarche d’indisciplinarité ou de transdisciplinairité, question d’opérer une archéologie des imaginaires sociaux et culturels de la constitution des différentes formes de corporation : du corps politique, du corps social et de l’épiderme dans les Caraïbes. Pour s’y prendre, la question doit être posée : Comment le corps est mis en œuvre dans la « fiction de l’expérience ordinaire »[1] tant dans les œuvres picturales que dans les œuvres de fiction ? Comment les Caraïbes instituent les différents corps ? L’intérêt porte sur le déplacement opéré dans les représentations que l’on fait (se) des corps depuis les expériences migrantes au body art. Le corps saisi dans ces moindres détails. De quel corps rêve-t-on dans les différentes Caraïbes[2] ? Comment saisir le corps depuis les causalités paradoxales — c’est-à-dire là où les réalités quotidiennes de certains corps, où la violence que vivent certains corps au quotidien tentent de se dérober au su et au vu (ou à la visibilité) — qui réapparaissent sur scène par un retournement de situation ?

Les notions des identités, identifications, de races et de cultures sont au cœur des réflexions des  littératures postcoloniales. Identités et cultures étant des entités instables, des phénomènes complexes, dont les usages –qu’ils soient symboliques ou pratiques– feront toujours l’objet de catégories idéologiques particulières. Le corps noir est à un carrefour de son histoire où il est à la fois objet et sujet de représentations, de contre-représentation, il ne cesse d’inventer ou de se réinventer à travers de nouvelles sémiotiques ou de rationalités fictionnelles porteuses de nouvelles décolonialités des représentations racistes et assujettissantes. S’il s’invente, c’est parce que la « noirceur » tout comme la « blancheur » des corps sont des masques sociaux visant à naturaliser la domination[3]. Ce qui amène Ulysse Mentor, à partir d’une interrogation sur la posture des écrivains vis-à-vis du système colonial, à souligner que « la colonialité a survécu au colonialisme », ce qu’Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein appellent le continuum colonial-postcolonial.

Ces formes de contre représentation de la colonialité du corps noir  passent par la déconstruction de la corporéité reçue/vécue comme prison[4]. La peau comme prison ! Sortir de sa peau, comme une prison, n’est-ce pas la sauver de ce qui la tue puisqu’elle est contaminée par la logique coloniale obsédée par la pureté ! Le noir est identifié à la saleté dans l’imaginaire colonial de hiérarchisation des races et des couleurs de l’épiderme. Ce travail de sauvetage de la peau –comme on dit dans les Antilles « avoir la peau chappée[5] »  ou « chaper de la peau » dans le sens de s’évader de la peau — semble passer par une interrogation quotidienne du Corps : Ô mon corps, fais de moi  un homme qui interroge »[6]. Se libérer de la peau, ne pourrait pas prendre le sens ici dans la Prière de Fanon, se libérer  des « schèmes de représentation » qui nous désapproprient de notre propre corps.

Du corps noir connecté au corps saisi dans sa positionalité[7] atlantique ou dans cosmopolitisme. La corporéité noire ne s’enferme pas dans les schèmes de représentation racisant parce qu’elle les défait par la contre-« façon » (dans le sens de faire contre « faire ») et en élaborant son propre contre-discours, parce que, comme tout corps, le corps noir est toujours déjà pris dans les rets de pouvoir —tant le pouvoir colonial raciste ou le pouvoir postcolonial reproduisant les formes d’assignation du premier — les formes de résistance s’organisent depuis ces derniers. Ainsi, en plus de s’intéresser à ces anciennes formes d’assignation des corps et des nouvelles formes, des identités autant que des minorités, le propos entend explorer les anciennes formes de résistance desdits corps soit sous forme d’esthétisation, de dissidence, de contre-écriture par l’intermédiaire des littératures et des arts particulièrement.

Comment hérite-t-on du capital épidermique ou de son corps ? Comment porter/supporter son corps lorsqu’il est déjà abîmé par certains « schèmes de représentations » dégradants et qu’en est-il lorsqu’on est fatigué d’être réduit à son épiderme ? Peut-on être fatigué d’être « soi » sans se fatiguer de son corps plus précisément de son épiderme, parce que tout « soi » se constitue quelque part par l’intermédiaire d’un certain rapport à son propre corps ! Ne devrait-on pas envisager le « soi » en dehors de toute réduction à la corporéité ? Le « soi » serait-il donc constituable sans une certaine expérience de la corporéité ou de son épiderme ?

Dans ce cas,  le corps —notre corps — ne serait-il pas l’une des conditions préalables  ou nécessaires à tout héritage. Et pourtant, cette condition est plus qu’une condition, elle est un « legs » : social, culturel et politique. La particularité de cet héritage se fait sentir par notre incapacité à le refuser ou par l’impossibilité de nous en « défaire »[8] (dans le sens Butlerien  du terme) sans porter atteinte à notre condition de vivant. Pourquoi serait-il si difficile de nous en défaire de son propre corps ou de notre épiderme ? La première raison découle du fait que cet  héritage est la condition précédant toute condition d’héritage. Nous ne pouvons nous défaire de cette condition sans porter atteinte à notre existence comme corps vivant mais aussi comme corps politique parce qu’il est la précondition de notre apparition ou de notre naissance dans le  « monde » qui nous est commun. Le corps, en tant que condition d’apparaître, est toujours saisi depuis les « schèmes de reconnaissance » qui confèrent de l’ethos à certains et qui le refusent à d’autres. N’est-ce pas ce sentiment de refus qui transforme, dans certains cas, la peau en fardeau pour certains afro-descendants. Refuser sa peau comme si elle devenait trop lourde à porter semble être l’une des sources du phénomène de dépigmentation de la peau qui ronge les sociétés africaines et caribéennes. Il y a comme une sorte de « nanoracisme »[9] qui contamine les imaginaires sociaux et les rapports au corps dans ces dites sociétés. Ce nanoracisme se caractérise par une sorte de «  lésions ou d’entailles éprouvées par un sujet humain qui a subi un ou des coups pénibles et difficiles à oublier parce qu’ils s’attaquent au corps et à sa matérialité, mais aussi et surtout à de l’intangible (dignité, estime de soi). Leurs traces sont, la plus part du temps, invisibles et leurs cicatrices difficiles à refermer »[10].

Le corps dit noir est un corps assigné à la logique coloriste parce que le blanc n’a pas de couleur. Dans cette logique l’absence de couleur, c’est le blanc. Dans cette perspective la couleur noire devient le signe de stigmate de l’esclavage de l’infériorisation dans l’être. L’expérience du vécu dans un monde structuré autour des discours et des regards racisants : le corps par son épiderme peut devenir tantôt un capital ou tantôt un fardeau. Les expériences du racisme transforment le corps en propriété  ou en objet désapproprié ou dépossédé. Ainsi, le noir hérite de son corps sous fond de culpabilité. La mémoire du corps devient dans certains cas une « mémoire souffrante »[11]. Cette situation reproduit au quotidien la scène d’interpellation racialisante ou fanonienne. Quel est ce corps hérité qui rend l’individu coupable jusqu’à s’identifier à l’appel racisé ? De cette situation, il résulte que l’héritage du corps constitue avant tout la condition de tout héritage. Parce que, pour pouvoir hériter, nous devons être un corps, avant toute chose, un corps vivant. Le corps que nous héritons semble conditionner notre aptitude à être un sujet capable d’hériter.

Cet héritage est singulier parce que le corps du Noir est hanté par le sentiment de la dépossession. Quelles sont les conditions d’une appropriation pleine et entière du corps par le Noir ? Comme tout corps, le corps noir est toujours déjà construit depuis une certaine altérité par l’intermédiaire de la socialisation, la particularité du « corps noir », c’est le fait qu’il est non seulement construit comme corps coloré par opposition au corps « blanc » qui est dit sans couleur, c’est le fait que la « couleur » devient source de stigmate.

Où se situent les frontières entre les identités nationales, les migrants et l’héritage du racisme postcolonial ? Peut-on envisager une déconstruction de la notion de la race en dehors des repré-sentations et schèmes structurants de la colonialité ? Comment se dire et être soi dans les relations interactionnelles entre individus et dans les realtions unilatérales ? C’est ce qui constitue, au fait, le propos d’Asma Mahiou qui s’évertue à analyser les figures de femmes dans Lambeaux de Charles Juliet, tout en identifiant « la contribution de chaque figure féminine dans la construction du moi autobiographique ». Dieulermesson Petit Frère et Ulysse Mentor analysent le poids de la couleur de la peau et des préjugés dans le rapport à l’Autre (l’étranger) à l’époque de l’occupation américaine contribue à changer les perceptions et représentations de part et d’autre. Par ce numéro, la revue Legs et Littérature entend créer les conditions de penser et de panser les expériences douloureuses de l’épiderme, des minorités et d’ouvrir des pistes de recherche pour dénicher les lieux de résistance et d’émancipation du corps, des identités.

 

Jean Waddimir Gustinvil, Ph.D.

Dieulermesson petit Frère, M.A

 

[1] Jacques Rancière, Les bords de la fiction, Paris, Editions Seuil, 2017, p. 7

[2] . Voir Clément Thibaud, « Race et citoyenneté dans les Amériques (1770-1910) », Le Mouvement Social,  No 252, 3, 2015, pp. 5-19 ;  « La pureté de sang en révolution. Race et républicanisme en Amérique bolivarienne (1790-1830) Le Mouvement Social,  No 252, 3, 2015, pp. 33-54. Voir aussi : Turits, Richard Lee, « Par-delà les plantations. Question raciale et identités collectives à Santo Domingo », Genèses, No 66, 1, 2007, pp. 51-68.

[3] Renault, Mathieu, « Peau blanche, masques blancs. Frantz Fanon et la blancheur », Sylvie Laurent Thierry Leclère, De quelle couleur sont les blancs ?, Paris, La découverte, 2013, p. 251.

[4] Seloua Luste Boulbina, L’Afrique et ses fantômes, Paris, Présence africaine, 2015, p. 25.

[5] . La peau sauvée par l’éclaircissement de l’épiderme. Voir Isabelle Michelot : « Du Nèg nwe au Beke Goyave, le langage de la couleur de la peau en Martinique », in,

URL : http://www.publifarum.farum.it/ezine_articles.php?art_id=53. Consulté le 06 décembre 2017.

[6] Frantz, Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 229.

[7] Sarah Fila Bakabadio, « Photographie et géographie corporelle de l’Atlantique noir », Politique africaine, vol. 136, No. 4, 2014, pp. 21-40.

URL : https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2014-4-page-21.htm.  Consulté le 06 décembre 2017.

[8] Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.

[9] Achille Mbembe Politiques de l’inimitié, Paris, La découverte, 2016,  p. 81.

[10] Ibid., p. 82.

[11] Edelyn Dorismond, L’ère du métissage, Anibwe, Paris, 2013, p. 1981.

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