Reflet d’une société, la littérature propose, bien souvent, une lecture d’enjeux humains essentiels liés à un contexte précis, mais aussi universels. En particulier, la littérature est fréquemment la traduction artistique de questions politiques. Et cela ne se réduit pas à la seule « littérature engagée ».[1] Pour Gabriel Grossi, la littérature n’est pas qu’un luxe pour oisifs cultivés, elle est aussi la peinture d’une société, un certain regard sur le monde, un éclairage sur des sujets politiques majeurs. Il le démontre à travers l’étude de quelques œuvres devenues des repères de leur époque : Érec et Énide de Chrétien de Troyes qui, en mettant en scène la société féodale, la Cour arthurienne, les chevaliers de la Table ronde, dresse un tableau de la société médiévale ; Discours des misères de ce temps de Pierre de Ronsard, s’inscrivant fortement dans un contexte politico-religieux, au cœur de la tourmente qui oppose Catholiques et Protestants à l’époque des guerres de religion ; Les Chouans d’Honoré de Balzac qui décrit les rapports de pouvoir en Bretagne profonde ; Lorenzaccio d’Alfred de Musset présentant les intrigues dans la Florence des Médicis ; le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire qui est également mentionné sur la liste.
En effet, la problématique des rapports entre la littérature et la politique est généralement divisée en trois catégories : le contenu politique des œuvres littéraires ; les activités politiques des auteurs et de leurs organisations, destinées à gagner le respect, la reconnaissance et l’indépendance économique ; et les relations entre les auteurs et l’État quant au respect des droits d’auteur et de la littérature.[2] Dans Le Roman de la démocratie (2003) de Nelly Wolf postule l’existence d’un lien entre littérature et politique qui ne serait pas seulement thématique (la littérature parle de politique, intervient dans le débat politique) mais structurel : la littérature est une forme politique.[3] C’est justement le propos de ce numéro 14 de la revue Legs et littérature qui entend retracer l’histoire du tandem politique et littérature en essayant de saisir les rapports et les imaginaires qu’elles se proposent d’évoquer et de représenter dans leurs manifestations respectives. Qu’est-ce que la littérature doit à la politique et vice versa ? L’écrivain n’est-il pas toujours ou essentiellement en situation d’engagement ? L’écriture n’est-elle pas en soi un acte d’engagement ?Au tournant des 16e et 17e siècles, l’engagement politico-religieux de poètes tel Agrippa d’Aubigné (Les Tragiques, 1616) ouvre la voie aux philosophes du 18e qui, dans leurs œuvres littéraires, Les Lettres persanes (1721) de Montesquieu, Candide (1759) de Voltaire, font passer leurs idées politiques très critiques sur le pouvoir monarchique en place. Les courants réaliste et naturaliste du 19e vont nuancer la notion d’engagement dans le roman, la poésie ou le théâtre, avec des degrés différents de Balzac à Zola en passant par Flaubert et Hugo.[4] Pour Emilia Ndiaye, on sait, au moins depuis que Sartre l’a théorisé dans son essai capital Qu’est-ce que la littérature ?, que toute œuvre est politique dans la mesure où elle est le reflet de son temps, tout en déduisant que si la politique n’est pas toujours présente en littérature, la littérature, elle, relève toujours du politique. Sa réflexion se fait plus précise et résolue : la présence externe du politique influence évidemment l’auteur et son œuvre. Sans insister sur la censure ou les contraintes matérielles qui pèsent sur un écrivain dans un régime totalitaire quel qu’il soit, le politique a des répercussions sur le contenu, le choix des sujets, le ton de leur traitement, sans parler de l’impact sur l’auteur lui-même.
Avec Bernard Mouralis, nous retenons que « les œuvres littéraires jouent à la fois d’une représentation du politique et d’une réflexivité au regard de cette représentation »[5]. Il soutient donc que ces littératures aident aujourd’hui à penser le devenir et le futur des pays qu’elles évoquent – au-delà des impasses politiques contemporaines.[6] C’est surtout dans le tiers-monde qu’une telle approche exhibe ses preuves. Pour exemple, et en répétant Bernard Mouralis, il faut reconnaître que l’articulation entre réalisme et appel au changement politique marque largement la production littéraire africaine. Certes, le style qui marquait la littérature engagée d’autrefois n’est plus de mise, mais la volonté de prendre position sur un certain nombre d’enjeux du monde d’aujourd’hui demeure intacte (…)[7] Il en est ainsi dans presque toutes les littératures du monde. C’est donc à une prospection politico-littéraire que nous invite le présent numéro de la revue Legs et littérature.
Dans ce volume 2, les contributions ont abordé la thématique sous plusieurs angles et dans des aspects variés. D’un point de vue historique, le panafricanisme ainsi que la négritude ont été évoqués pour montrer l’apport de l’écriture au combat politique des Noirs pendant les deux derniers siècles. Plus près de nous, c’est le roman En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma qui vient illustrer les manifestations de la dictature et les dérives autoritaristes d’un régime politique africain. De là, Jean-Paul Sartre sera interpellé pour étaler sa théorie et sa conception particulière de la littérature engagée. Comme le dira encore Bernard Mouralis, Sartre envisageait la notion d’engagement à travers une double problématique. D’un côté, il soulignait que l’œuvre engagée présente deux propriétés : une faculté de dévoilement du monde social et une possibilité d’action sur celui-ci ; de l’autre, il insistait sur la relation existant entre l’écrivain et son lecteur, en distinguant deux questions essentielles : « Pourquoi écrire ? » et « Pour qui écrit-on ? ».[8]
Dans cet exercice d’exploration de l’influence de la littérature sur la politique, et vice versa, tous les genres littéraires sont présents : l’art poétique, le roman, la tragédie, la poésie, l’essai. Des contributions rassemblées dans ce volume, une part belle sera faite à la poésie qui s’appuie clairement sur le contexte social, historique, culturel et politique des sujets et faits qu’elle évoque. Pendant qu’elle interpelle, conscientise, transmet des valeurs, l’écriture romanesque, quant à elle, se présente comme un moyen de dénonciation des travers politiques, décrivant la contestation et la résistance dans des sociétés désillusionnées. Ainsi, engagement politique et création artistique ou littéraire s’associent pour mettre en exergue la fonction sociale de l’écrivain.
Jean Florentin AGBONA, Ph.D.C
[1] Gabriel Grossi, « Littérature et politique », Littérature portes ouvertes, 24 octobre 2014.
URL : https://litteratureportesouvertes.wordpress.com/ 2015/10/24/litterature-et-politique / Consulté le 02 septembre 2019.
[2] Mathews Robin, « Littérature et politique ». L’Encyclopédie Canadienne, 16 décembre 2013, Historica Canada.
URL : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/litterature-et-politique. Consulté le 02 septembre 2019.
[3] Nelly Wolf, « Littérature et politique : le roman contractuel », A contrario, 2007/1 (Vol. 5), p. 24-36.
URL : https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2007-1-page-24.htm. Consulté le 02 septembre 2019.
[4] Emilia NDiaye, Dossier : Littérature et politique : présentation», Les cahiers de psychologie politique [En ligne], numéro 17, Juillet 2010. Consulté le 02 septembre 2019.
URL : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/ index.php?id=1703. Consulté le 02 septembre 2019.
[5] Bernard Mouralis, « Mongo Beti et l’indépendance », Littératures francophones et politiques, Paris, Editions Karthala, 2009, p. 144.
[6] Ibid., p. 144.
[7] Bernard Mouralis, « Littérature et développement : des concepts aux œuvres littéraires », op. cit., p. 142.
[8] Bernard Mouralis, « Mongo Beti et l’indépendance », op. cit., p. 142.
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Pour citer cet article : Jean Florentin Agbona, « Création littéraire et engagement politique », Legs et Littérature, vol. 2, no 14, 2019, pp. 5-8.
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