La gouvernance politique de la corporéité humaine, étudiée à travers plusieurs champs disciplinaires dans le monde occidental, constitue un terrain d’investigation à la fois riche, complexe et fertile. Dans son ouvrage La sociologie du corps, David Le Breton souligne avec acuité que l’impact du pouvoir politique sur la corporalité, dans le dessein de réguler les comportements des acteurs sociaux, représente un élément central des recherches en sciences sociales dans les années soixante-dix[1]. Cette assertion met en lumière l’importance accordée par les sciences sociales à l’impact du politique sur le corporel, en chair et en os, marquant ainsi une période charnière dans l’évolution des réflexions académiques. Une exploration approfondie de cet impact est entreprise, de manière méthodique, par Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir[2] qui marque, depuis sa parution en 1975, une rupture épistémologique significative, se distinguant nettement de la pensée politique marxiste qui érige l’appareil d’État en l’entité prédominante d’un pouvoir de classe.
La pensée foucaldienne, centrée sur un dispositif d’« anatomie politique du corps humain »[3], transcende la vision traditionnelle de la corporéité comme simple objet physique pour en faire un terrain d’observation politique complexe. Ce dispositif devient ainsi une lentille à travers laquelle le pouvoir régule les comportements individuels et collectifs. Dans cette optique, l’enveloppe charnelle se transforme en une surface d’inscription des normes et des valeurs imposées par le pouvoir, remodelant chaque aspect de la vie quotidienne en un acte potentiellement soumis à la surveillance et à la régulation.
De surcroît, les remous tumultueux des changements socio-politiques qui ont marqué les dernières décennies (les mouvements de contestation sociale, les changements de régimes politiques, l’effondrement et la résurgence des régimes dictatoriaux et l’émergence de nouvelles formes d’activisme), suscitent des interrogations profondes quant au rôle crucial de la littérature dans la dénonciation de « l’étatisme autoritaire »[4] et dans la critique de l’emprise des régimes en place sur les individus au sein du tissu social. Scruter les multiples représentations du corps dans la littérature contemporaine permet non seulement de dévoiler les subtilités des dispositifs de manipulation, de les décrypter et de les comprendre, mais offre également une clé de compréhension essentielle pour mettre en lumière le dysfonctionnement des systèmes politiques en révélant les défaillances et les failles des structures de gouvernance.
Le présent numéro de Legs et Littérature est consacré à l’investigation sur la corrélation entre le charnel et le pouvoir politique telle qu’elle se manifeste au sein des œuvres littéraires contemporaines. Les points de vue qui s’y développent démontrent l’intérêt d’examiner les imaginaires sociaux et culturels façonnant la genèse des diverses formes de corporéité, qu’elles soient incarnées par la communauté politique ou sociale. Cette démarche éditoriale s’inscrit donc dans une volonté d’explorer les subtilités et les nuances des représentations littéraires de cette interdépendance dans le but d’observer les interactions entre l’autorité politique et la condition physique du sujet au sein de la société. La diversité des contributions reflète l’ampleur de ces interactions. De la manipulation de l’épiderme au corps modifié par la technoscience, chaque analyse offre une perspective unique et éclairante, apportant ainsi une contribution significative à la réflexion académique sur cette question cruciale tout en suscitant de nouvelles interrogations et pistes de recherche.
Le développement de la thématique centrale de ce numéro s’amorce avec l’étude de la représentation du corps dans La goûteuse d’Hitler de Rosella Postorino, où Sandra Bindel se penche sur la manière dont la littérature aborde l’instrumentalisation des corps féminins dans l’Histoire. Bindel démontre comment s’entremêlent les concepts de corps imaginaire et corps historique dans l’ombre du nazisme. Son examen met en évidence la manière dont la corporalité devient simultanément un instrument de la fiction et un élément narratif. Cette approche apporte une compréhension approfondie de la capacité de la littérature à démêler les subtilités entre le symbolique et le tangible, en particulier au cours de périodes marquées par des événements historiques aussi sombres que le nazisme. Dans sa lecture de Le ciel par-dessus le toit de Natacha Appanah, Nabil Aaloui offre une perspective élargie de cette approche en mettant en évidence le choix idéologique de la rébellion contre les normes communautaires. À travers son argumentaire sur la relation entre le corps et le pouvoir qui le régit, Aaloui dévoile comment il devient un instrument agissant comme moyen de communication entre différentes identités. En explorant cette dynamique, l’étude souligne que le corps n’est pas simplement une entité individuelle, mais désigne un lieu où se jouent les tensions et les négociations entre les normes sociales, politiques et culturelles. Ainsi, elle reflète concrètement les choix idéologiques du sujet, illustrant comment il devient un acteur central dans la lutte contre les structures normatives cherchant à le (re)définir.
Dans le même sillage, Salma Rouyet poursuit son autopsie du corps en cherchant à saisir l’essence de l’expérience corporelle à travers l’écriture subversive de Rita El Khayat. Cette écriture, bravant les contraintes politiques, religieuses et sociales, est au cœur de sa démarche analytique, centrée sur La liaison[5], roman qui transcende les normes établies en plongeant dans l’exploration de la possibilité d’une libération personnelle à travers l’expression corporelle et l’acte d’écrire. Rouyet met en lumière les spécificités de la narration dans cette œuvre, démontrant comment elle s’affranchit des limites conventionnelles de la société pour examiner des voies non explorées de l’expression individuelle. En mettant en avant le pouvoir de l’écrit et de l’expression corporelle, elle montre comment l’acte d’écrire, malgré les pressions socio-politiques, devient un moyen de résistance et d’affirmation de soi.
Les intrications entre la souffrance corporelle et les dynamiques complexes de la domination politique sont l’objet central de la recherche menée par Rihab Hamami sur la poésie de Lorand Gaspar. En se focalisant spécifiquement sur la période d’après-guerre, Hamami décortique la manière dont le physiologique, comme réceptacle de la souffrance sociopolitique, constitue une matière littéraire poignante et révélatrice. Il s’avère, à travers son raisonnement, que la poésie de Lorand Gaspar se veut un lieu d’expression unique, transcendant la simple représentation des séquelles physiques pour devenir une médiation de la réalité politique et sociale. Le corps, en tant que sujet poétique, révèle les cicatrices profondes laissées par les conflits politiques sur l’individu. Ainsi, l’article de Hamami souligne l’importance de la poésie comme moyen de donner une voix aux expériences corporelles douloureuses tout en explorant les ramifications politiques qui persistent bien au-delà des périodes de conflit. La souffrance physique est aussi au cœur de l’étude conduite par Pauline Champagnat sur Um defeito de cor d’Ana Maria Gonçalves. En s’appuyant sur les théories du féminisme intersectionnel[6], Champagnat discute de l’assujettissement de la femme d’ascendance africaine pendant une époque marquée par l’esclavage au Brésil. Sa thèse ne se limite pas au décryptage des sévices subis par les femmes tels qu’ils se manifestent dans la diégèse, mais elle ouvre une fenêtre sur la condition de la femme noire en soulignant les moments clés de libération présents dans le récit. Ainsi, la chercheuse ne se contente pas de mettre en lumière la souffrance endurée par le corps, mais elle offre une appréciation approfondie sur la résilience et la quête de liberté de la femme noire, enrichissant ainsi la compréhension de la condition féminine dans le contexte historique spécifique de l’esclavage au Brésil.
Dans la même lignée, Moussa Samba met le primat sur la représentation de la négritude et des luttes politico-syndicales dans Les bouts de bois de Dieu d’Ousmane Sembène. En plongeant dans le concept du « corps nègres », qui symbolise à la fois les cheminots noirs de la ligne du chemin de fer Dakar-Niger et leur organisation syndicale, Samba explore les différentes strates de signification associées à la représentation corporelle dans la narration. Sa démarche permet de comprendre comment la lutte pour les droits syndicaux s’inscrit dans une trame plus large de revendications post-coloniales lesquelles contribuent à la construction d’une mémoire collective et à la (re)définition des identités dans un contexte africain en pleine mutation.
C’est également à travers le prisme de la négritude et aussi de la négrophobie que Stéphane Saintil interroge la corrélation entre le sujet et la force politique. À travers son étude de deux essais publiés à environ quatre décennies d’intervalle : Le corps noir (1980) de Jean-Claude Charles et Une colère noire, lettre à mon fils (2016) de Ta-Nehisi Coates, Saintil dissèque le racisme en se concentrant sur son terrain privilégié : le corps. Son article met l’accent sur la prise de conscience croissante des problématiques liées à la négrophobie, marquée par des moments historiques telle que l’adoption de la loi Taubira en 2001, et offre une perspective éclairante sur la continuité des enjeux liés au corps noir à travers le temps.
Ces mêmes enjeux se manifestent dans l’étude de Pierre Suzanne Eyenga Onana, qui considère le rôle de l’esthétique dans le dévoilement des prémices d’un échec inévitable de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) dans la sphère politique africaine. En prenant comme fil conducteur le roman Reine d’Afrique de Jean-Emmanuel Pondi, son essai se penche sur l’interaction entre le geste diplomatique internationale et la politique des partenariats qui ont conduit à la naissance de l’OUA. Il interroge la stylisation de cette naissance dans le contexte de la décolonisation du con-tinent africain et dévoile comment l’Art révèle une signification nouvelle de l’œuvre littéraire de Pondi dans un contexte mondial où la construction d’un vivre-ensemble demeure un idéal commun à atteindre. L’esthétique s’avère être un outil clé pour comprendre les nuances politiques de cette coopération interafricaine et les défis de l’en-commun dans le paysage africain contemporain.
Dethurens Lucien, quant à lui, s’attarde sur la souffrance du corps au travail telle qu’elle est représentée dans la littérature française contemporaine, en particulier dans Qui a tué mon père d’Édouard Louis, À la ligne de Joseph Ponthus et Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu. Lucien met en perspective, à travers l’analyse de ces œuvres, la manière dont le politique peut délibérément altérer le corps humain dans une succession systématique et systémique, où le sujet est existentiellement remis en question, relégué au statut d’objet purement fonctionnel, épuisé à l’excès, et assujetti à des forces qui le dépassent et le gouvernent.
Une nouvelle catégorie d’écrivains français contemporains qui s’intéressent au corps modifié par la technoscience est examinée dans le propos de Mara Madga Maftei. La chercheuse questionne la potentialité du savoir généré par la technoscience à contribuer à une nouvelle forme de biopolitique et à engendrer des esthétiques variées en réponse aux canons littéraires nationaux, ou si elle favorise plutôt l’émergence d’une esthétique universelle dictée par une nouvelle forme de pensée. En mettant en perspective les écrivains français Pierre Ducrozet (L’invention des corps, 2017) et Marie Darrieussecq (Notre vie dans les forêts, 2017), qui abordent le corps posthumain de manière spéculative plutôt que critique, avec les écrivains latino-américains Ricardo Piglia (La ville absente, 2009) et Rafael Courtoisie (Le Roman du corps, 2019), qui représentent le corps modifié pour dénoncer les traumatismes des dictatures néolibérales. La thèse de Maftei décèle les choix narratifs distincts de ces écrivains, illustrant comment ils mettent en lumière les nuances complexes de la réflexion sur l’entité corporelle dans le contexte de la technoscience. Cette exploration, foisonnante de nuances, marque la clôture de ce voyage académique, offrant ainsi de nouvelles perspectives intellectuelles pour appréhender les intersections entre le citoyen et le pouvoir politique dans la littérature contemporaine.
Ce numéro de la revue Legs et Littérature se déploie donc comme un périple au sein des dynamiques complexes qui entrelacent le corps et l’autorité politique dans la production littéraire contemporaine. Il offre un panorama étendu où chaque contribution enrichit la compréhension académique des multiples facettes des représentations littéraires de la corporéité dans sa relation avec l’ordre politique dominant. Que l’on plonge dans l’histoire sombre des femmes assujetties au nazisme, que l’on scrute les luttes idéologiques incarnées dans la chair, que l’on ressente la souffrance du physique au travail ou que l’on explore la résistance à travers l’écriture, chaque plume propose une perspective unique, mettant en relief les liens complexes entre le politique et le charnel. Ainsi, la discussion amorcée dans ce numéro se clôture comme une célébration du pouvoir du texte littéraire qui révèle les vérités profondes inscrites sur le corporel, offrant ainsi une clef précieuse pour décrypter l’essence même de notre condition humaine.
Alma ABOU FAKHER, Ph.D
[1] David Le Breton, La sociologie du corps, Paris, PUF, 2012, p. 98.
[2] Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
[3] Olivier Lawrence, « La question du Pouvoir chez Foucault : espace, stratégie et dispositif », Revue Canadienne de Science Politique, vol. 21, no 1, 1988, p. 93
[4] Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2013, p. 64.
[5] Roman publié pour la première fois en 1995, sous le pseudonyme Lyne Tywa.
[6] Celles d’Angela Davis, de Bell Hooks, de Lélia Carneiro et de Djamila Ribeiro, qui ont été essentielles pour élargir et diversifier le dialogue féministe à l’échelle mondiale. Leurs perspectives ont éclairé les multiples réalités vécues par les femmes, en considérant attentivement les aspects de la race, de la classe sociale et d’autres dimensions intersectionnelles.
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