Éditorial 19-20, vol. 2 – LITTÉRATURE, RELIGION ET SPIRITUALITÉ : ENTRE ESPÉRANCE ET BOÎTE DE PANDORE ?

Depuis des millénaires, le rapport des hommes avec Dieu, en particulier, et le spirituel, en général, procède d’une luxuriante variété de formes. C’est que la religion, forme de culte qui comprend un ensemble d’attitudes, de croyances et de pratiques empreintes de vénération, qui sont soit personnelles, soit préconisées par une organisation, moule profondément les attitudes humaines face à certains défis de l’époque actuelle.

Appréhendée comme un lien fédérateur qui exhale une énergie positive en vue de l’élévation spirituelle, la religion peut inspirer des solutions adéquates à toutes sortes de conflits entre hommes, et aussi entre ces derniers et l’environnement. Le monde de la fin du dix-neuvième et début du vingtième siècle n’en a-t-il pas eu une illustration lorsque, dans le domaine politique, l’apôtre indien de la non-violence, Mohandas Gandhi, a, un jour proposé au colon britannique Winston Churchill, une conciliation pacifique inspirée du discours de Jésus-Christ qu’on appelle le sermon sur la montagne ?[1] À la vérité, dans ce sermon, les paroles de Jésus, pleines de sagesse pratique et percutantes encore aujourd’hui, montrent la voie du bonheur et stimulent l’amour, la paix et l’entente dont Britanniques et Indiens ont eu tant besoin à l’époque ! Dans ce contexte, la prise en charge de la religion et de la spiritualité par la littérature, trame des articles de ce volume, s’avère encore d’autant plus remarquable. Sous ce rapport, qu’on nous concède de convoquer ici un ouvrage emblématique, dont l’aura continue d’irradier le fait religieux d’un certain manichéisme qui déborde jusqu’à notre époque. Il s’agit du Traité sur la tolérance, essai publié en 1763 par Voltaire.

Par cette publication, le philosophe français a pu, en son temps, éveiller indirectement l’attention de l’humanité sur deux pôles contrastés qui marquent la valeur de la religion. D’un côté, le Traité sur la tolérance a visé à lutter contre le fanatisme, encore appelé enthousiasme rampant par l’auteur, en raison de l’affaire Calas, qui s’est déroulée de 1761 à 1765 à Toulouse en France, sur fond de conflit religieux entre protestants et catholiques. Brièvement, rappelons que Jean Calas était un commerçant protestant de Toulouse. Son fils ayant été trouvé mort étranglé ou pendu, selon le médecin, le 10 mars 1762, Jean Calas a été condamné à tort, soumis au supplice, étranglé et brûlé, sur ordre du parlement de sa ville. Pour quelle raison ? Pour être calviniste dans une France catholique. En effet, la rumeur publique et la justice ont accablé Jean Calas d’avoir occis sa progéniture pour réprimer la conversion de ce dernier au catholicisme. Voilà le visage hirsute et affreux de la religion, qui en fait comme une Boîte de Pandore dont s’inspirent aujourd’hui attentats, enlèvements ou encore radicalisations intégristes !

Mais d’un autre côté, à bien décoder ce que Voltaire a encodé dans son Traité sur la tolérance, cet essai s’ingénie à sanctuariser la religion plutôt comme un creuset et un ferment de valeurs positives telles que l’amour, la tolérance, la paix. Globalement, chers lecteurs, les contributions réunies dans ce second volume du double numéro 19-20 de la revue Legs et Littérature, tribunes éloquemment expressives de divers prismes sous lesquels le religieux en particulier et le spirituel en général sont pris en charge par la littérature à notre époque, s’avèrent autant de photographies du religieux et du spirituel dans le champ littéraire actuellement. Ces quatorze analyses engagent une réflexion et/ou méditation lucides sur les faits religieux et spirituels polarisés entre paradis et pandémonium, et servis avec, au menu, un lien avec le vivre-ensemble harmonieux, l’existentialisme athée et sulfureux, la sainteté, les traditions négro-africaines, la métaphysique, l’intertextualité biblique, le sacré, le mystique, la terreur, l’horreur et la guerre. La dimension épistémologique s’articule quant à elle autour de référentiels tels que la sociocritique, le comparatisme, la stylistique, la poétique, la thématique, l’inter-textualité, l’approche archéologique, etc.

C’est ainsi qu’une première palette de travaux s’articule autour du sacré et du spirituel, appréhendés comme motifs structurants positifs de l’univers romanesque et poétique. Dans cette veine, Pierre-Suzanne Eyenga Onana, dans son article intitulé « Imposture religieuse et caractérisation de l’homme éthique dans Al Istifakh ou l’idylle de mes amis de Marie-Christine Koundja et Le Bonheur immédiat de David Fongang » examine la manière dont, tapis dans l’ombre, démons de l’intolérance et gourous de sectes travaillent en synergie en vue de compromettre la promotion d’un nouveau citoyen charriant les vertus telles que l’amour du pro-chain, la fraternité interreligieuse, la tolérance et le bonheur de partager. S’appuyant sur une grille d’analyse sociocritique et comparatiste, il parvient à la conclusion que l’avènement du vivre-ensemble harmonieux s’impose comme une condition in-dispensable pour la résurrection de l’homme éthique en contexte tchado-camerounais.

Le même élan enchanteur et édificateur de certaines valeurs promues par la religion inspire aussi Réal Loundou Mondjo, dans « L’intertextualité comme mode d’inscription du texte biblique dans Parole de vivant d’Auguste Moussirou-Mouyama », Ayad Salim dans « Quelques aspects de la religion et du sacré dans le récit romanesque d’Amer Mezdad », Issofa Poumeyou qui aborde l’« Écriture du sacré dans Les Destinées de Alfred De Vigny », Oumar Dièye, dans « Poétique du militantisme protestant dans Les Tragiques (1616) d’Agrippa d’Aubigné », le duo Sharareh Chavoshian et Zeinab Golestani Dero dans « Le statut de l’a(A)mour dans la littérature mystique persane », ou encore Nabil Aaloui sur « Questions de réflexions sur l’image du voyage astral dans Ceux qui sortent dans la nuit de Mutt-lon ». Dans ce paradigme, observons bien que, contrairement à Poumeyou qui relève que dans Les Destinées, le sacré rime avec « époque du triomphe de la raison et des libertés encensées par les Lumières » et Nabil qui érige le voyage astral en un état de transcendance pour l’émancipation spirituelle et individuelle, les chercheurs Sharareh Chavoshian et Zeinab Golestani Dero introduisent un zeste de dualité associée à l’a(A)mour et la b(B)eauté. À les en croire, cette dernière devient un pont entre visible et invisible, montré et caché, être et néant, présence et absence pour qu’enfin de compte se dévoile l’Être.

D’un autre point de vue, trois contributeurs se font un point d’honneur de s’appuyer sur des préoccupations rhétoriques, stylistiques et scripturaires pour traduire le rapport entre le littéraire et le spirituel. Il en est ainsi de Zoulika Nasri dans « La fonction spirituelle de la synecdoque dans Sainteté je marche vers toi de Gwen Garnier-Duguy », Ekaterina Alexeeva, autrice de « La conception du signe dans la littérature de la tradition chrétienne orientale » et Mahdia Benguesmia qui se propose d’examiner « Le jeu du sacré chez Fariduddin Attar ». Tous les trois se rejoignent à l’idée que, que ce soit le fait de prendre le plus pour le moins ou la partie pour le tout (synecdoque), que ce soit l’idée de réunir deux mots en apparence contradictoires (oxymore) ou que ce soit alors l’invention de l’écriture slave, toute cette esthétique se révèle être autant « d’outils de l’esprit le plus élevé qui permettent de rectifier notre connaissance du monde pour la parfaire ». Tel s’avère le visage paradisiaque du religieux et du spirituel dans la littérature.

Tout à l’opposé de ces analyses dont s’irradie plutôt une aura béatifique et propitiatoire du sacré et du spirituel, certains articles se font fort de rehausser plutôt le côté tantôt alternatif, tantôt ravageur/destructeur du sacré et du spirituel tels que transposés dans certaines productions littéraires. C’est ainsi que, Konan Roger Langui traduit l’opposition entre tradition et spiritualité négro-africaine dans sa réflexion au titre évocateur de « Tradition religieuse négro-africaine et reniement du christianisme dans la poésie négro-africaine : cas du bossonismre dans les œuvres poétiques de Jean Marie Adiaffi ». Au terme d’une étude poétique rigoureuse, il parvient à la conclusion qu’en recourant aux mythes ancestraux, en en créant d’autres selon les besoins de la modernité, Adiaffi configure derrière des schémas rituels, un mouvement parfois occultiste de perception du monde que ses œuvres poétiques conditionnent comme un facteur initiatique.

Avec « Religion et spiritualité chez Sartre et Pasolini : la foi, vecteur de création, le sacré, facteur de subversion ? », Ariane Loraschi entreprend quant à elle de démontrer que, « dans un univers au sein duquel Dieu ne fait pas l’Histoire, le sacré se révélera être facteur de subversion tout en demeurant paradoxalement vecteur du triomphe de l’Esprit et l’Idée ». Pour sa part, Ynès Kelly Njahan Gatchou questionne l’extrémisme religieux en examinant comment, l’« adhésion massive au Front Islamique du salut, qui se sert avec faste des préceptes religieux pour justifier ses actes »4 aboutit à l’escalade meurtrière, dans son papier intitulé « Religion, marginalité et terrorisme dans Les Agneaux du Seigneur de Yasmina Khadra : quand un monde bascule dans la terreur et l’horreur ».

Enfin, les chercheurs Ayad Salim et Oumar Dièye s’emploient à déceler comment le sacré et le spirituel s’associent au tragique, dans leurs contributions respectivement titrées « Quelques as-pects de la religion et du sacré dans le récit romanesque d’Amer Mezdad » et « Poétique du militantisme protestant dans Les Tragiques (1616) d’Agrippa d’Aubigné ». Ainsi que nous l’avons relevé plus haut en évoquant le conflit entre catholiques et protestants, subséquemment à l’affaire Jean Calas, nos deux auteurs rehaussent la bestialité humaine instiguée par l’intolérance. On le voit donc, les contributions ici réunies ne transposent rien moins que le vécu actuel de notre monde, où tant de prêches dans toutes sortes de temples et d’églises contrastent avec les coups de fusils et les éclats de bombes un peu partout dans notre monde !

Édouard MOKWÉ, Ph.D

 

[1] Le Sermon sur la montagne se trouve rapporté dans la Bible en Matthieu chapitre 5 à 7. Dans ce chef-d’œuvre de l’art d’enseigner, Jésus a parlé de divers sujets, parmi lesquels : comment trouver le bonheur véritable, comment régler les désaccords, comment prier, comment avoir le bon point de vue sur les biens matériels, etc.

Pour accéder au sommaire, cliquer ICI

Lire l’éditorial ai format PDF

Pour consulter la bio-bibliographie des contributeurs, cliquer ICI

Laisser un commentaire