Éditorial 12 – Francophonie (s) et littératures francophones :  Dé-centralisation, Dé-colonisation, ouverture?*

Que désigne le terme ou la notion de « Francophonie » ? S’agit-il des imaginaires de l’espace francophone, des espaces hors de l’Hexagone ayant la langue française comme patrie linguistique ou héritage colonial, une ou des appartenances culturelles ou plutôt un paravent, une espèce de façade qui cacherait des intérêts (politiques) inavoués ? Dans l’introduction d’Écrivains francophones du XXème siècle, Yannick Gasquy-Resch définit ce qu’on appelle littérature francophone qui, d’ailleurs, « s’épelle au pluriel »[1], comme « le résultat non plus d’individus isolés mais de générations d’auteurs qui constituent à partir de leurs origines géographiques et de leur histoire, des littératures nationales d’expression française »[2]. Aussi la francophonie serait-elle le trait-d’union des diversités culturelles, identitaires.

Est-il correct de croire que la francophonie est un espace de rassemblement ou de rencontres des différences pour la construction d’une sphère commune de croyances et de valeurs en dehors de toutes formes d’appartenance – géographique, politique et cul-turelle ? En quoi peut-elle contribuer à panser les plaies et les blessures ou plutôt les dégâts de l’héritage colonial ? Dominique Combe y voit « une signification double »[3] en distinguant une francophonie « du « Nord », le monde occidental, où la langue française s’est développée librement (même s’il s’agit de colonie de peuplement, comme le Canada) [d’une francophonie] du « Sud » colonial et postcolonial, où la langue a été imposée par l’impérialisme européen »[4]. Que peut-on déduire de cette considération ? Que doit-on comprendre ? Sachant que dans la majorité de ces pays faisant partie de l’espace francophone (si ce n’est pas tous ces pays), le français coexiste, parfois dans un duel latent ou sous-jacent avec d’autres langues dites maternelles ou nationales, l’on est en droit de se demander, comme le souligne Combe, si l’imposition de la francophonie encore moins des littéra-tures francophones n’est pas n’est-il pas le creuset de « malentendus et de controverses infinies »[5].

Les francophonies sont le résultat d’une « dispersion » du français vers les Antilles, l’Afrique, le Proche-Orient, l’océan Indien, le Pacifique, elles se distinguent des francophonies « ataviques » (selon Glissant) qui correspondent aux lieux de la naissance et du développement de la langue française en Europe : France, Wallonie-Bruxelles et Luxembourg, Suisse romande, Val d’Aoste. Le terme de Francophonie regroupe de nombreuses différences linguistiques liées au degré de maîtrise de la langue selon les pays ou groupes d’individus, comprises dans de vastes régions depuis le Maghreb, l’Afrique occidentale et subsaharienne, l’Océan  indien et les Caraïbes.  Sur quel critère est alors fondée  l’idée de francophonie lorsque l’identité ne se réduit pas à la langue ?

Depuis la seconde moitié du 20ème siècle, on désigne par « littérature d’expression francophone » tous textes écrits en français hors territoire métropolitain. Qui parle français et par extension écrit en français est dit « francophone » ; le français pouvant être première ou seconde langue, nationale ou étrangère mais devant remplir une fonction vernaculaire. Seraient donc francophones toutes littératures non produites sur le sol français. Si l’expression « littérature francophone » se rapporte au seul fait de « parler français », quelle valeur, quel sens revêt cet adjectif dans l’appellation littératures francophones ? Qu’est réellement un écrivain francophone ? Les écrivains dits francophones sont-ils eux-mêmes très à l’aise avec cette dénomination ? Comment écrit-on à Bruxelles, Montréal, Casablanca ou Port-au-Prince ? Sur quel critère est fondée l’idée de francophonie lorsque l’identité ne se réduit pas à la langue ?  Quelle est la spécificité de ces écritures postcoloniales ?

Compte-tenu de ces diversités, il convient de parler de francophonie plurielle. Ce qui donne raison à Yannick Gasquy-Rech. La « francophonie » dans son sens collectif ne réunit pas uniquement les « singularités francophones » d’auteurs issus de pays où le français n’est ni langue nationale, ni même langue de communication. On peut avoir grandi dans un pays, parlé la langue du pays et le français et par choix personnel, n’écrire qu’en français comme l’ont fait certains écrivains comme Lorand Gaspar, Beckett ou Cioran.

Le critère seul de la langue fonde-t-il une identité littéraire  quand  les cultures sont par ailleurs si éloignées,  si différentes ? La spécificité des écritures post-coloniales demeure-t-elle uniquement dans l’énonciation, le champ lexical qui la transporte ou les modèles qu’elle a reçus ? Pour ces auteurs « francophones »  d’identité et de langue  dissemblables, c’est avant la langue, peut-être, leur histoire, leur manière d’être au monde, la culture d’un peuple qui fondent la spécificité de leur littérature. Les littératures caribéennes, africaines entre autres sont riches de ce métissage et déploient une palette de plus en plus grande de couleurs et de saveurs dans la réunion de ces différences. D’où le bien-fondé de la réflexion de Françoise Lionnet qui souligne que « si la littérature française est en train de se chercher, et semble bien en mal de se définir, la langue française, par contre, avec ses nombreuses inflexions régionales et mondiales, demeure une vaste terre fertile irriguée par les idiomes étrangers qui l’habitent et qui traduisent de vivantes cultures vernaculaires »[6]. C’est ce que révèle entre autres le propos d’Effoh Clément Ehora qui, en évoquant l’existence d’une francophonie plurielle, « analyse les langues de l’écrivain ivoirien en interrogeant les variétés basilectales du français ivoirien »[7]. Ainsi l’on comprend bien pourquoi « Artistes et écrivains qui s’insurgent contre le modèle hiérarchique de centre et de périphérie inventent de nouvelles façons de faire entendre non seulement les dissonances langagières et l’hétérogénéité de leur parole, mais aussi leur rapport ironique à la tradition dominante »[8].

Dès lors est-il encore pertinent de parler de francophonie (ou de Francophonie, terme politique qui réunit un peu prétentieusement ces littératures qui ne doivent à la France que ce langage qui un jour leur fut imposé) quand la littérature d’un pays qui parle le français a trouvé sa spécificité et la beauté de sa langue et sa reconnaissance dans le métissage qu’elle ne doit qu’à elle seule. Là où son usage s’appuie sur l’héritage de la littérature française parfois, c’est avant tout l’histoire du pays qui fonde l’engagement d’une écriture et ensemble la beauté d’une langue, fût-elle forgée sur une autre langue, en l’occurrence ici le français, que le métissage et la créolisation sans aucun doute enrichissent encore. La résistance de certains écrivains « francophones » aux modèles auxquels ils finissent par renoncer exige alors des stratégies d’écriture qui les renvoient à leurs origines, mises à mal par le joug colonial, dans  un désir de retrouver la langue source.

Aborder ces littératures, c’est s’ouvrir au monde, accéder au dialogue parfois difficile mais nécessaire des cultures, et accepter un possible Tout-monde de la littérature dans un hétérolinguisme qui rassemble cette richesse plurilangagière. Depuis le manifeste Pour une littérature-monde de 2007 paru sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud et signé entre autres par Jean-Marie Gustave Le Clézio ne parle-t-on pas d’une fin de la francophonie et d’une naissance d’une littérature-monde en français, véritable révolution que ces regards tournés vers les littératures francophones, en particulier caribéennes, héritière de Césaire et de Saint-John Perse, animées d’une poésie et d’un romanesque inédits.

Que recouvre la notion de « littératures francophones » ?  Qu’est-ce réellement qu’un écrivain francophone ? Les écrivains dits francophones sont-ils eux-mêmes très à l’aise avec cette dénomination ? Depuis la seconde moitié du 20ème siècle, on désigne par « littérature d’expression francophone » tous textes écrits en français hors territoire métropolitain. Le terme de francophonie au niveau linguistique est déjà complexe, qu’en est-il de sa littérature ? Comment écrit-on à Bruxelles, Montréal, Casablanca ou Port-au-Prince ? Ce numéro 12 de Legs et Littérature invite à réfléchir sur cette notion si difficile à définir et à délimiter encore. Il s’agit  surtout d’offrir des pistes de recherche pour (re)penser la/les francophonie (s), la déterritorialisation littéraire, les nouveaux lieux de création, de puissances politiques et littéraires, d’imaginaires, de narrations et d’identités.

Marie-Josée DESVIGNES, DEA

Dieulermesson Petit Frère, M.A.

 

[1] Yannick Gasquy-Resch, Jacques Chevrier, Jean-Louis Joubert, Écrivains francophones du XXème siècle, Paris, Ellipses, 2001, p. 4.

[2] Ibid., p. 4.

[3] Dominique Combe, Les littératures francophones. Questions et débats, Paris, PUF, 2010, p. 8

[4] Ibid., p. 8.

[5] Ibid., p. 10.

[6] Françoise Lionnet, « Littérature-monde, francophonie et ironie : modèles de violence et violence des modèles », Littératures francophones : Parodies, pastiches, réécritures [en ligne]. Lyon, ENS Éditions, 2013, p. 2. URL : http://books.openedition.org/enseditions/2451>.

[7] Voir p. 155.

[8] Op. cit., p. 3.

 

Pour citer cet article : Dieulermesson Petit Frère, Marie-Josée Desvignes, « Francophonie (s) et littératures francophones : Dé-centralisation, Dé-colonisation, ouverture? », Legs et Littérature no 12, 2018, pp. 5-9.

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