L’on ne finit jamais de répéter à satiété la correspondance inéluctable entre la littérature et la politique parce que l’écrivain, cet animal politique, est forcément en situation. Ne pas parler de politique, ne pas prendre position est encore un choix politique. Ce numéro de Legs et Littérature porte en fait sur ce transvasement de la littérature et de la politique en invitant les chercheurs à repérer ou repenser la politique en dessous de l’œuvre littéraire comme pouvant être moyen ou fin. Autrement dit, il s’agirait de faire ressortir la perspective politique découlant de l’œuvre romanesque ou poétique. Ainsi, l’on ne saurait parler de raréfaction, dans les différentes sociétés dont il sera question ici, des œuvres où la politique est présente, qu’elle soit figurée comme épisode ou fond de tableau. Au-delà de la querelle des formes, nous avons privilégié une posture provocatrice en reprenant la formule de l’écrivaine Olive M. Senior qui s’énonce ainsi : la littérature est éminemment politique parce que nous sommes des animaux politiques[1] (c’est moi qui souligne). L’écrivain en situation veut tout simplement dire qu’il est impliqué jusqu’aux os dans la politique comme étant un effet d’entraînement du berceau à la tombe nous dit Senior. Il peut choisir soit de traiter ou de gommer son sujet. Ce choix s’inscrit dans une éthique de responsabilité de l’écrivain comme étant à la fois un être humain et citoyen de la société ou du monde[2]. Le voir autrement, c’est s’inscrire dans la posture du déni. À titre d’illustration, j’incorpore la réflexion suivante formulée au mois de septembre dernier pour mettre en exergue ce rapport quasi intime de la littérature et de la politique à travers quelques événements épisodiques.
En réaction à la controverse du blackface vue par Dany Laferrière, plus d’un s’étonnera que l’immortel ait cette fois accepté d’émettre une opinion politique par le truchement des errements et élucubrations littéraires, lui qui, maintes fois, clame de n’avoir pas de positions sur tel ou tel sujet donné. D’emblée et sans langue de bois, l’écrivain a raté une occasion en or de mettre la littérature au service du politique, contrairement à ce qu’il annonçait à l’émission 24/60 de l’animatrice de Radio-Canada, Anne-Marie Dussault, à la suite de la publication d’une photo grimée du Premier ministre canadien Justin Trudeau par le Magazine américain Times le 18 septembre dernier.
La question fondamentale à laquelle devait répondre Laferrière se résume à celle-ci : le brownface de Trudeau ou son déguisement en Aladin il y a presque 20 ans, est-il raciste ? Si oui, son excuse publique était-elle nécessaire ? Dans le collimateur des médias et de l’opposition politique, ce dernier admet la posture raciste de son geste et du coup s’excuse. Donc, on se demande pourquoi l’intervention complaisante de l’académicien à absoudre la méprise de son Premier ministre et à nier la portée préjudiciable et raciste de tout personnage grimé.
Cette réplique s’inscrit dans une dissidence jouissive quand on observe le flux d’acquiescements aux propos de Laferrière à la suite du micromessage (tweet) de la journaliste Anne-Marie Dussault après la tenue de l’entrevue. Les internautes se raffolent du butin de la controverse qu’est l’opinion de l’écrivain qu’ils semblent considérer comme la chose jugée et sans appel. L’immortel a parlé ! Mais que peut vraiment nous enseigner la littérature ?
Dans le langage lacanien, le signifiant qu’est le racisme tel qu’il se manifeste dans le blackface est plus important que le signifié, donc l’image de Trudeau grimé en noir ou peint en Aladin. Le signifié est l’effet du signifiant. Dire que le phénomène en lui-même est dépourvu de toute connotation raciste, parce qu’il a lieu au Canada et en référence aux Mille et Une Nuits (1717), tout en cherchant à le dissocier des expériences américaines, c’est méconnaitre toute la généalogie de l’altérité en Occident.
Il y a une naïveté primaire qui dérange, un déni volontaire qui provoque la stupéfaction lorsqu’on entend Dany dire que l’incident du blackface du Premier ministre a quelque chose à voir avec la culture ou l’histoire américaine de l’esclavage des Noirs. Aladin, dit-il, relève d’un autre registre et ne renvoie pas à un être vivant, mais bien d’un personnage littéraire ou fictionnel. Il se régale du fait que l’Orient, à travers la Perse, est célébré au Canada par l’intermédiaire de cet incident inspiré des Mille et Une Nuits. Pour faire l’économie de ses élucubrations sur le caractère pacifiste du Canada à travers la littérature en opposition aux États-Unis qui sont toujours en guerre comme il l’a précisé, élucidons un peu la couleur d’orient derrière le masque d’Aladin!
Les Mille et Une Nuits[3] est une histoire tirée d’un roman d’amour. C’est une collection épique de contes folkloriques arabes écrits au cours de l’âge d’or islamique. Méprisé par une épouse infidèle, Shahryar est le roi d’un grand empire, mais il a le cœur brisé. Shahryar a choisi d’épouser une nouvelle femme tous les jours pour la tuer le lendemain matin. L’intrigue cohérente du roman concerne les efforts déployés par Schéhérazade pour empêcher son mari, le roi Shahryar, de la tuer en l’entretenant avec une histoire par nuit pendant 1 001 nuits. Les histoires les plus connues sont celles d’Ali Baba, de Sinbad le marin et d’Aladin.
Sylvie Chalaye l’indique dans “Du noir au nègre : l’image du Noir au théâtre (1550-1960) :
Mis à la mode par Antoine Galland et sa traduction des Milles et Une Nuits, l’Orient, ses sérails et ses sultans fascinent le dix-huitième siècle et ne cessent d’inspirer la littérature. Or, si le théâtre ne reconnaît pas dans l’homme noir l’esclave du planteur des Amériques, il préfère voir en lui le domestique exotique d’un magnifique palais persan, ou le puissant eunuque du harem où la belle esclave blanche est retenue prisonnière. Ces pièces orientalistes, qui foisonnent tout au long du siècle, utilisent les hommes noirs comme des touches d’exotisme qui viennent rehausser la couleur locale des tableaux d’Orient dont raffole le public[4]
Ici, la noirceur, pour elle, n’est pas qu’un artifice exotique de l’ambiance orientale, elle reste aussi le faire-valoir de la beauté blanche, image de la fragilité et de pureté dans l’esthétique du siècle. La laideur, toute comme la monstruosité constituait des thèmes récurrents dans le théâtre à partir de l’effroi qui résulte du simple regard. Certains auteurs dramatiques, relate Chalaye, font ressortir autant la couleur noire des eunuques qui viennent martyriser de belles jeunes filles pures afin de créer des images émoustillantes, pleines de contraste et tout empreintes d’un certain érotisme. On est dans l’ordre de l’artifice littéraire, puisque le Noir n’avait pas encore de statut juridique lui permettant d’exprimer les émotions de la scène, il n’est représenté au théâtre que comme mirage. Hormis la réalité, il ne peut être qu’une simple apparence. La forme d’un nègre, en Orient, relève souvent d’un sacrilège. C’est ainsi que dans une série de pièces, un prince blanc charmant pouvait facilement se transformer en nègre pour traduire la pire des atrocités ou horreurs (monstres ludiques, sexuels, etc.)[5]
Sans être porteur de sentiment tragique en tant qu’individu inscrit dans la réalité, la mise en scène de l’homme noir, selon Chalaye, repose sur l’utopie associée au mythe du bon sauvage. Il n’a nécessairement rien à voir avec l’esclave nègre. La couleur noire est utilisée comme métaphore à la sauvagerie, à l’ignorance de la civilisation et de ses raffinements. La désignation des nègres ou négresses comme sauvages, selon certaines pièces, peut s’assimiler aux Amérindiens, Iroquois ou Hurons selon les cas, en devenant noirs sans être africains. L’assimilation du Noir et de l’Indien est assez fréquente comme stratégie des auteurs de se faire jouer sur scène. Chalaye rapporte l’indignation d’Olympe de Gouges qui fut contrainte de désigner sa pièce sur l’esclavage des noirs comme drame indien :
Je finis cette préface en observant au lecteur que c’est l’Histoire des Nègres que j’ai traitée dans ce drame, et que la Comédie m’a forcée à défigurer par le costume et la couleur, et qu’il m’a fallu y substituer des sauvages; mais que cet inconvénient ne peut pas faire prendre le change à l’histoire déplorable de ces infortunés qui sont hommes comme nous, et que l’injustice du sort a mis au rang des brutes[6].
Se trouve ici condensé tout le problème de l’accès du Noir au statut de personnage. S’il n’a pas su assurer sa place dans l’univers dramatique du dix-huitième siècle, il suscite de l’intérêt ou de la curiosité aux philosophes, aux romanciers, bien que les auteurs dramatiques ne s’intéressent qu’à sa couleur qui entraîne des effets d’exotisme et de contraste. Entre cette inadéquation de la place de l’homme noir dans la société du 18e siècle et le rôle qu’on lui assigne dans l’univers fictionnel, il a continué à maintenir sa présence dans le monde féerique et romanesque sans lien direct avec la réalité qui est la sienne.
Ainsi, la traduction de l’arabe au français des Milles et Une Nuits par Antoine Galland en 1717 participe de cette présence et traduit cette propension vers l’exotisme ou l’ailleurs vers la fin du 17e et tout au long du 18e et jusqu’au 20e siècle. Il y a donc un effet préjudiciable inhérent au port même du masque, tel qu’il s’utilise dans le contexte du mimétisme et comme générateur d’altérité, au-delà de l’hilarité, du ridicule et du divertissement qu’il provoque. Cette fonction du masque est à distinguer de celle propre à toutes les civilisations et à travers les âges.
Dire que le personnage mimé par le Premier ministre avec son visage grimé n’a rien de raciste c’est méconnaître les dessous du récit romanesque lui-même. Les Mille et Une Nuits est émaillé d’instances, de situations racistes et racialisées qui offrent le code herméneutique à la compréhension du signifié qu’est le blackface de Trudeau. Selon un compte-rendu de Robert Irwin[7], dans une des histoires racontées par la femme du roi, elle raconte qu’un prince cocu surprend sa femme qui est allée coucher avec un esclave noir. Il est dit que l’une des lèvres de l’esclave ressemble à un couvercle de casserole et l’autre à la semelle d’une chaussure, capable de cueillir du sable sur le dessus d’un caillou. Étendu sur des tiges de canne, il était lépreux et couvert de haillons et de lambeaux. Le prince regarda sa femme s’humilier devant l’esclave et cuisiner pour lui, mais quand il la vit se déshabiller et se mettre dans le lit de guenilles avec l’esclave noir, il perdit le contrôle de lui-même et, descendant du toit, il dégaina son épée et frappé au cou de l’esclave avec ce qu’il espérait être un coup fatal avant de s’esquiver. Lorsque sa femme, une sorcière, finit par découvrir que c’était lui qui était sur le point de l’assassiner, elle lui lança le sortilège qui transforma sa partie inférieure en pierre. Le prince à moitié transformé en pierre est une histoire que Schéhérazade a racontée au roi Shahriyar alors qu’elle racontait des histoires nuit après nuit dans le but de prolonger sa vie. Auparavant, le roi avait décidé de coucher avec une vierge chaque nuit et de la faire tuer à l’aube suivante. Il avait résolu cette mesure brutale après avoir appris de son frère Shah Zaman qu’il avait été victime d’une trahison sexuelle par sa belle épouse. Un esclave noir vint rejoindre la reine qui l’appela et, après s’être embrassés, il s’allongea avec elle, tandis que les autres esclaves étaient avec les filles esclaves et elles passaient leur temps à s’embrasser, se prostituer et boire du vin jusqu’à la fin de la journée. Shahriyar fait exécuter sa femme et tous ses esclaves. Ainsi, une histoire de trahison sexuelle, un fantasme d’homme noir donnant du plaisir à une reine, fournit le prétexte pour la longue séquence de contes encadrés qui suivent touchant un certain nombre de thèmes comme la magie, la romance, la vengeance la trahison sexuelle, etc. Le racisme qui imprègne le récit ici est indéniable. Les mêmes clichés depuis le Moyen-Âge : le tabou implicite envers les hommes noirs ayant des rapports sexuels avec les femmes blanches. Il faut bien se rappeler l’idée selon laquelle l’esclavage était une punition divine infligée aux Noirs était connue de l’Islam médiéval à travers le récit de Noé maudissant son fils Ham.
Figurent aussi parmi les nombreux récits des Mille et Une Nuits : la menace sexuelle posée par les hommes noirs, le dénigrement de leur apparence et de leur intelligence, les situations sexistes ou misogynes aussi bien qu’une forte inclination pour la raillerie des estropiés, etc. Ces récits-là attestent, selon Irwin, des préjugés racistes non seulement envers des Noirs, mais vis-à-vis de Juifs, des Persans et des Européens. Ces thèmes, particulièrement la représentation péjorative de l’esclave noir perpétrant des crimes monstrueux se retrouvent dans d’autres textes de la littérature populaire arabe médiévale, quitte à ce qu’ils soient repris et intégrés plus tard dans l’univers fictionnel occidental. On peut comprendre ici l’antériorité de la menace sexuelle que pose l’homme noir aux femmes blanches et de leurs filles après la guerre civile aux États-Unis et qui a fait jaillir le Ku Klux Klan ainsi que le lynchage qui s’ensuit.
Cela dit, l’image du Noir n’est pas toujours présentée de façon négative dans cette littérature médiévale arabe. Le texte est plutôt une compilation par de multiples auteurs à travers les siècles avec une version originale qui remonte au Xe siècle. Antoine Galland, le premier traducteur européen du récit, s’est basé sur une version complète aux alentours du quinzième siècle. Cette collection d’histoires arabes s’est développée et s’est enrichie à partir du dix-neuvième siècle. Ce qui implique nécessairement que ces différents récits ne sont pas consistants dans leur traitement de la question de la race même si au niveau de la compétence sexuelle les noirs se classaient en premier rang. Les Mille et Une Nuits est un texte vieux de plusieurs siècles qui remonte au haut Moyen-Âge, soit à partir du VIIIe siècle. La version finale telle qu’elle nous est parvenue fait l’objet davantage de rajouts par le biais des traductions systématiques européennes à partir de l’arabe. Il est dit que le noyau original du texte était assez petit, avec des récits arabes ajoutés pendant les IXe et Xe siècles. S’il ne faut pas sous-estimer les relents racistes du texte original, toutefois grâce à l’œuvre des traducteurs européens qui ont su se mettre au diapason de l’autofiction et l’autocontemplation du 18e siècle des Lumières, le nègre et la race, nous dit Achille Mbembe, n’ont jamais fait qu’un dans l’imaginaire des sociétés européennes. L’un et l’autre représentent, pour lui, deux figures jumelles du délire qu’aura produit la modernité.
L’usage du blackface en Amérique du Nord a pris son essor vers la deuxième moitié du 19e siècle avec les spectacles ménestrels. On peut lire dans une des sections du National Museum of African American History and Culture à Washington DC une note sur l’historique du phénomène comme suit :
Le traditionnel spectacle de ménestrels était composé d’hommes blancs qui ont noirci leur visage et interprété des chants, des danses et des sketches qui parodient la culture afro-américaine. À partir des années 1860, les Afro-Américains ont formé leurs propres troupes de ménestrels, qui se sont produits devant un public noir et blanc. De nombreux chanteurs, musiciens, danseurs et humoristes de renom ont commencé leur carrière dans des spectaclesde ménestrel itinérants[8].
Il se peut que Trudeau, en se grimant en noir, ne fût pas conscient que son geste soit porteur d’un quelconque racisme. Laissons ça aux psychologues de faire le curé. Mais en attendant, quel que soit le mobile, se déguiser en noir aboutit au même résultat, celui de divertir, de provoquer le rire, et par atavisme de séduire. Ce sont autant de fonctions que le personnage noir assume à travers le temps depuis les zoos humains. L’acte théâtral ou ludique du brownface de Trudeau, tel qu’il avoue avoir joué en référence aux Milles et Une Nuits, pose un principe d’altérité; réaffirmer la blancheur par la différence. Il est vrai que l’on sait, avec Toni Morrison, l’identification et l’exclusion raciales n’ont pas commencé ni pris fin avec les Noirs. La culture, les traits physiques, la religion étaient et sont parmi tous les précurseurs des stratégies d’ascendance et de pouvoir.
Tout compte fait, ce survol du rapport dialectique de la littérature et de la politique nous aura permis d’entrevoir les divers présupposés, subtilités et ramifications qui se rattachent à ce tandem. Ce présent volume de la Revue, dont j’ai l’honneur de diriger, se veut une enquête critique visant à explorer, à partir d’une variété de perspectives méthodologiques et de préoccupations formelles, cette dialectique ambitieuse du discours littéraire et les différents modes d’inscription du fait politique. C’est donc d’un bon augure qu’Ajbilou Mohammed initie sa réflexion sur l’acuité de la question de l’engagement de l’écrivain en mettant en relation Sartre, le penseur par excellence de cette thématique, avec les nouvelles figures de l’intellectuel engagé pour faire la démonstration d’une typologie de l’engagement qui interpelle davantage l’écrivain d’aujourd’hui. Dans « La race dans les savoirs scientifiques/philosophiques et dans les univers romanesques », j’ai tenté de montrer comment la race a été inventée par les pseudosciences du dix-huitième siècle et récupérée par les politiques conservatrices comme trope d’exclusion et de hiérarchisation, et en tant que catégorie significative dans le champ de la littérature, génératrice d’altérité. De son côté, Pascaline Zang Ndong se propose de saisir les changements sociaux qui bouleversent les sociétés contemporaines africaines à travers l’écriture subversive visant à troubler le genre à la manière de Yambo Ouologuem et d’Edith Butler. Son article focalise, entre autres, sur un pouvoir qui met à mal ses citoyens dans leur orientation sexuelle à travers La fête des masques. De même, Jean-Fernand Bédia entend questionner l’histoire littéraire africaine pour chercher son chaînon manquant dans la figure emblématique du précurseur de l’indépendance d’Haïti, Toussaint Louverture, en se servant de la théorie des branchements. Sa thèse principale est qu’il est quasi impossible d’appréhender l’histoire littéraire africaine dans sa plénitude sans cette rupture avec la colonialité des lettres françaises et sans cette réappropriation du legs de Toussaint Louverture pour pallier ce trou de mémoire qu’accusent les littératures nationales africaines. S’inspirant des théories du genre et de la fiction diégétique de Mariana Bâ, entre autres, Pierre Suzanne Eyenga Onana inscrit son texte dans la tradition de l’écriture contestataire féministe qui cherche à réhabiliter les femmes comme sujets historiques trop longtemps réifiées. Sa réflexion milite en faveur de l’égalité sexuelle replaçant à la fois les hommes et les femmes dans leur dignité ontologique respective. Dans la même veine, Abderrahim Tourchli décante Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma pour faire rejaillir les contours et les ombres de l’univers romanesque kouraméen, sa dimension culturelle, sa portée globale. Le texte de Tourchli, comme le titre l’indique, est foncièrement politique en ce qu’il réfléchit sur les limites du mouvement d’ensemble des indépendances africaines des années 60. Mais quels sont les rapports de la politique avec les questions de l’exil, de sexe et de migration? Dieulermesson Petit-Frère explore davantage ces thématiques dans Un ailleurs à soi d’Emmelie Prophète à partir de ce qu’il appelle une approche ponctuelle pour mettre à la compréhension des lecteurs cet ailleurs, dans ses diverses ramifications où se conjuguent les illusions et les vœux que requièrent les départs. Avec Konan Luc Stéphane Brou, les lecteurs se régaleront de son analyse de la poésie politique de la résistance du poète Henri N’Koumo dans Morsure d’Éburnie. Brou fait la démonstration suivante : loin de s’enliser dans l’abstraction et le jeu de la forme pure, le poète s’en accommode comme moyen de résister à la dépendance coloniale systématique des pays dits décolonisés face à la France impériale. À son tour, Justine Rabat fait le portrait respectif de l’engagement politique d’Italo Calvino et de Georges Perec pour saisir leur vision de l’histoire à travers une analyse rigoureuse de la forme épique de leurs œuvres afin de faire valoir cet engagement en regard d’une politique nationale particulière. Plus loin, sans s’aligner dans le courant littéraire de l’antillanité, la revendication de Kaleb Yacine partage plusieurs ou les mêmes traits fondamentaux des préoccupations des écrivains francophones des Antilles. L’analyse de l’écriture en pays colonisé de Melissa Quirino Scanhola rejoint en tous points le dilemme fondamental des écrivains de la créolité comme Patrick Chamoiseau dans son fameux essai Écrire en pays dominé qui se veut un discours sur la domination. Cependant, Scanhola semble convaincue que Kaleb s’est résolu à transcender le dilemme de la langue dominante par le recours au choix de la langue nationale et vernaculaire et au genre théâtral comme pouvant seuls exprimer le mieux le langage révolutionnaire contre l’oppression coloniale. Finalement et non le moindre, Guido Grassadonio, dans son article L’hirondelle de Mai 68, s’en prend, lui, à éclairer tout malentendu possible autour de l’engagement politique de Jean Genet par l’entremise de son engagement littéraire, tant soit peu ses contradictions et sa polémique souvent violente contre Sartre, cette figure par excellence de l’intellectuel engagé.
Nous espérons que ce numéro de Legs et Littérature saura convaincre plus d’un de ce glissement nécessaire de la littérature et de la politique tel que chacun de ces textes semble à priori le démontrer. Nous souhaitons vivement qu’il trouve dans la plus grande urgence la voie de plusieurs passionnés de lecture.
Claudy DELNÉ, Ph.D
[1] La citation est tirée d’une version éditée de son discours publié dans The Guardian. Voir Olive Senior : Literature is political because we are political animals, 2013, Web. 10 juin 2019.
URL: https://www.theguardian.com/books/2013/apr/29/olive-senior-literature-political
[2] Ibid.
[3] Cet article s’inspire largement des analyses critiques de Sylvie Chalaye, et spécialement de Robert Irwin du roman pour ce qui du résumé et de la portée de l’œuvre quant aux instances et aux structures narratives.
[4] Sylivie Chalaye, Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre (1550-1960), Paris, L’Harmattan, 1998.
[5] Ibid.,p.70
[6] Ibid, p.75
[7] Voir Critical Muslim The Dark Side of the Arabian Nights https://www.criticalmuslim.io/the-dark-side-of-the-arabian-nights/ consulté le 21 novembre 2019.
[8] Cet extrait que j’ai pris du musée lors de ma toute première visite au mois de septembre dernier sous le label Breaking Away From Blackface est ma traduction de l’anglais.
——
Pour citer cet article : Claudy Delné, « De la littérature pour ne pas normaliser le déni », Legs et Littérature no 14, vol. 1, no 14, 2019, pp. 5-16.
Pour accéder au sommaire, cliquez ICI
Lire l’éditorial au format PDF :