Éditorial 17, vol. 1 – L’AFRIQUE, UN CONTINENT BIEN PLUS QU’EXOTIQUE

« L’Afrique » [1], voilà un terme qui fait bien souvent penser, par sa résonnance vocalique et l’imaginaire collectif mondial, au soleil, à la lumière, à un certain exotisme. Mais, quand on contemple l’évolution littéraire et artistique du continent africain, les représentations sont diverses et dépassent évidemment l’exotisme qu’on lui prête. Que les créations soient d’ordre oral ou écrit, elles sont la preuve qu’un peuple prend forme à l’aide de ses croyances locales, mais également grâce aux jumelages socioculturels qui sont parfois dissimulés ou indirects.

D’un point de vue interculturel, l’imaginaire africain a été confronté au colonialisme, au post-colonialisme et à la modernité, mais il n’en est pas moins vrai qu’il a gardé ses spécificités ancestrales, visibles dans tous les arts et les littératures. Dans ce sens, la littérature orale et les arts interagissent inévitablement avec la littérature écrite et l’imaginaire populaire de chaque pays africain. Ainsi, chaque créateur, lettré ou pas, met en évidence des idéologies et des concepts, des croyances dites sacrées, qu’il s’agisse de poésie, de chant, de danse, de peinture, de monographies, de cinéma, de théâtre ou d’architecture. Dès lors, et étant donné cette richesse plurielle, il est judicieux de parler de littératures et d’arts au pluriel car les singularités et les confluences culturelles sont inévitables.

Le présent premier volume Legs et Littérature s’ouvre sur l’article de Salma Fellahi, « Éloges textuels spirituels et poétiques dans la musique aissaoui marocaine », qui met en exergue les particularités d’un chant poétique spirituel populaire marocain qu’est la musique Aissaoui[2]et dont les auteurs sont méconnus ; ce sont surtout les chanteurs qui sont sur les devants de la scène. Son objectif est donc de réhabiliter les auteurs dont les qasaid (poèmes) sont déclamés par des centaines de chanteurs dans les cérémonies, les concerts et pendant les fêtes, aussi bien religieuses que profanes. Elle a choisi, à cet égard, trois poètes qui sont Ahmed El Grabli, Mohammed Ben Ali Messfioui Denati et Driss Ben Ali Senassi qui font partie du 19ème siècle, dont les textes sont l’exemple d’une identité marocaine indirectement influencée par l’Afrique noire.

M’hammed Cherkaoui, quant à lui, dans son article « Arts visuels marocains et répression politique. Portraits minotauresques du dictateur dans l’œuvre de Mohammed Laouli », mêle la politique, la peinture et une figure mythologique : le Minotaure. Ainsi, arbore-t-il la thématique de la dictature qui, selon lui, se trouve au centre de la création artistique contemporaine. Il y affirme, en effet, qu’un nombre considérable d’artistes africains ont représenté le statut du despote dans un contexte historique où les coups d’État et les révoltes étaient nombreux. Afin d’illustrer ses propos, il a choisi l’œuvre de Mohammed Laouli –marquée par les contestations populaires du printemps arabe – dans laquelle le mythe du Minotaure, monstre cruel et morbide, représente la sauvagerie et la répression des forces de l’ordre qui sévissent dans plusieurs pays africains.

Réda Bejjtit, dans « Texte et/ou image en littérature marocaine d’expression française. De La Querelle des Images d’Abdelfattah Kilito à miniatures de Youssouf Amine Elalamy » s’interroge sur le rapport entre le texte et l’image en se posant les questions suivantes : qui domine l’autre, le texte ou l’image ? L’image, illustre-t-elle encore le texte, ou a-t-elle une relative autonomie par rapport à lui ? Des questions auxquelles il répond tout au long de son analyse en ayant pour corpus deux œuvres littéraires de deux auteurs marocains d’expression française : La Querelle des Images[3] d’Abdelfattah Kilito et miniatures[4] de Youssouf Amine Elalamy.

Cynthia Amanguene Ambiana, dans « Formes de récits et types de discours africains. Le Mbolé : une pratique artistique contemporaine du ghetto camerounais », présente un art camerounais qui prend de l’ampleur depuis quelques années : le Mbolé, un hypermédia qui regroupe la musique, la danse, le chant, le happening et des arts oratoires, tout comme la poésie orale ou le conte. Dans le cadre de son article, l’auteure décrit la singularité du Mbolé, ses interactions artistico-médiatiques, présente les images données par le ghetto camerounais, brosse la vision du monde véhiculée par les Mboleyeurs. Sa démarche d’analyse est l’intermédialité du théoricien camerounais Robert Fotsing Mangoua.

Dans « Le théâtre en Afrique : voies et parcours », Zahra Riad expose le théâtre Africain qui révèle des parcours différents de ceux du théâtre occidental. Selon elle, ce théâtre en Afrique, dont on conteste parfois la légitimité d’existence, a ses propres paramètres et présente une structure opposée à la tradition aristotélicienne. La plupart des productions africaines sont, d’après l’auteure, teintées de violence, fruit de la colonisation. Dès lors, elle propose d’instaurer un débat sur les formes de représentations théâtrales africaines qui ne se conforment pas au schéma du modèle théâtral occidental.

Intitulé « La prégnance du réinvestissement mythique dans Le Temps de Tamango[5] et Le Cavalier et son ombre[6] de Boubacar Boris Diop », Abdoulaye Sall offre une étude sur les traces du mythe, la réactualisation et le réinvestissement mythique, élément narratif et dispositif structurant importants dans ces deux romans de Diop. Il met également en relief, dans la continuité de l’installation du mythe et dans le texte romanesque, la nouvelle image de la femme noire africaine, intellectuelle émancipée, insaisissable, car échappant à toute emprise réelle, même à celle de l’écrivain dont le génie révèle la prépondérance de l’échec à la fin du parcours de certains personnages.

Pour sa part, Agatino Lo Castro, dans « La construction de l’identité au prisme de l’autre. Le cas d’étude de Bleu Blanc Rouge[7] d’Alain Mabanckou », décrit le concept de l’identité, difficile à définir dans les textes de francophonies, car, selon lui, plusieurs éléments se croisent : les langues, la construction de l’identité au prisme de l’autre, l’imitation. Dans le roman d’Alain Mabanckou, Bleu Blanc Rouge, ouvrage qu’il a choisi comme corpus d’analyse, il véhicule la construction d’une identité au prisme de l’autre, c’est-à-dire d’un modèle stéréotypé et formaté de France. D’un point de vue méthodologique, il étudie les isotopies du texte, en choisissant des extraits particuliers, afin de mettre en évidence les thèmes de l’identité et de sa construction au prisme de l’autre. Le texte littéraire est analysé à travers les réflexions de la sémantique des textes.

Dans son papier portant sur la littérature angolaise, le professeur Oumar Diallo met en évidence, en s’appuyant sur O Desejo de Kianda de Pepetela, la figure mythologique angolaise, Kianda. Communément appelée « La déesse des eaux », Kianda est une divinité dotée de pouvoirs surnaturels qui suscite une forte inspiration pour les écrivains angolais. Le recours à ce récit mythique par la littérature angolaise est révélateur de l’effondrement des rêves utopiques qui ont marqué les luttes pour l’indépendance. Diallo, aborde alors les préoccupations propres au peuple angolais dont l’histoire est jalonnée de nombreuses péripéties liées à la colonisation. Ainsi, privilégie-t-il l’approche selon laquelle les méfaits de la colonisation portugaise sont à l’origine de la révolte de Kianda. Son analyse s’appuie sur les valeurs traditionnelles et sur les mythes pour éclairer les entraves du processus révolutionnaire.

Dans « Le passage de l’oraliture à l’écriture comme stratégie de résistance et positionnement face au colonialisme. Cas des contes de Birago Diop », Touria Uakkas, dans une perspective d’étude littéraire francophone brode un procédé dans les contes de Birago Diop qui n’est autre que l’oraliture, définie comme l’inscription dans le texte écrit de la littérature « parlée ». Les contes de Diop sont, selon elle, des textes oraux récupérés et recontextualisés dans l’écrit avec toute l’influence exercée des conteurs traditionnels écoutés quand il était enfant. C’est ainsi que Uakkas propose de répondre à la problématique suivante : Comment l’oraliture a constitué un positionnement du sujet africain et une forme de résistance à la colonisation ?

« L’oralité, un procédé d’écriture de l’histoire de l’indépendance au Cameroun dans Une saison dans les montagnes de l’Ouest Cameroun[8] de Daniel Tongning » de Jean Boris Tenfack Melagho analyse l’écriture romanesque de l’histoire de l’indépendance camérounaise que soumet Tongning à travers Une saison dans les montagnes de l’Ouest Cameroun. S’y opère un croisement du narratif et une oralité où le passé est construit au gré du mélange de genres et la porosité des frontières du texte romanesque. Ainsi, cet article met en lumière la portée de l’oralité dans l’élaboration du récit de l’indépendance au Cameroun. En se servant de la sémiotique, l’analyse rend compte des modes de figuration au sein de l’espace fictif ainsi que la signification de l’hétérogénéité générique qui en résulte.

L’article titré « Notions d’intimité et symboles dans l’architecture traditionnelle de la Tunisie. Le cas de Sfax », de Houneida Dhouib Amouri se penche sur la ville de Sfax, répartie sur un espace présentant un rayon de soleil dont le noyau est présenté par la médina, bâtie en 849 après J.C.. Elle y souligne, qu’outre la recherche symbolique dans divers éléments architecturaux et décoratifs, l’architecture traditionnelle tunisienne est gérée par un savoir-faire ingénieux et une importance pointue, accordée à l’intimité des familles. Dans son analyse, elle prend comme référence plusieurs exemples des « Dar(s) » et des « Borj(s) » pour démontrer les ressemblances et les dissemblances architecturales et décoratives, permettant d’intensifier un imaginaire et un patrimoine propres à la région.

Enfin, dans « L’initiation et la magie, de l’oral à l’écrit/du socio-religieux au littéraire. Quelle(s) relecture(s) de Mémoires de porc-épic[9] d’Alain Mabanckou », Feyrouz Soltani, transmet les idées de l’auteur ponténégrin Alain Mabanckou qui sont recouvertes de la tradition orale africaine. En effet, selon elle, les rites et les croyances du continent noir constituent, non seulement, la toile de fond de ses œuvres, mais représentent tout un système de symboles d’une culture noire transmise à travers plusieurs générations. Ainsi, en s’inspirant d’un conte africain selon lequel chaque être humain a un double dans la nature, Mémoires de porc-épic revisite les croyances africaines à travers les thèmes de l’initiation et de la magie. Dès lors, grâce à l’intégration des rites initiatiques et magiques, la trame narrative donne à réfléchir, d’où un bon nombre d’interrogations qu’elle s’est posées : dans quelle mesure l’initiation et la magie reflètent-elles l’imaginaire collectif africain ? Quelle symbolique se dégage de ces pratiques religieuses et sociales ?

Ce premier volume se termine par un entretien sur l’auteur et cinéaste sénégalais, Ousmane Sembène, des compte rendus de lecture et des textes de créations qui dénotent une sensibilité humaine commune exprimée par plusieurs voix ayant fait de l’Afrique un continent bien plus qu’exotique. Ainsi, elle confirme que l’Humain, quel que soit son milieu et ses croyances, transmet, au final, le même message : le besoin de vivre dans un espace où il ne sent point étranger.

Ce numéro de Legs et Littérature se propose donc de réfléchir sur l’Afrique, cette notion à la fois complexe à définir et à délimiter pour essayer d’en cerner les contours. Il offre aussi, et surtout, des pistes de recherche pour (re)penser les Arts et les Littératures d’Afrique au regard des textes, des images, des croyances, des imaginaires et de toute autre forme de représentations.

 

Salma Fellahi, Ph.D

 

[1] Dérivé du mot latin « Africa », son étymologie est apparentée à plusieurs hypothèses ; celles qui précèdent le 20ème siècle ne sont actuellement que des suppositions, mais ont un lien commun : le soleil. Léon L’africain liait le mot « Afrique » au latin « Aprica » qui veut dire « sans froid ». Isodore de Séville, lui, l’apparentait à « Arpica » qui signifie « ensoleillée ». Ces définitions, bien que visiblement adéquates et représentatives du continent, n’ont pas, par ailleurs, été attestées. En effet, selon Michèle Fruyt, « Africa » fait ses premières apparitions en Europe grâce aux romains ; ils nommaient ainsi le nord du continent africain « Africus » qui désignait un vent pluvieux.

[2] Il s’agit d’une confrérie mystico-religieuse fondée à Meknès, au Maroc par Muhammad Ben Aïssâ, au 15ème siècle. Le terme « Aïssâwa » est donc issu du nom de son fondateur. Originalement orthodoxe, la confrérie des « Aïssâwa » est devenue un phénomène social complexe qui mêle le sacré et le profane. Leurs chants poétiques à résonance religieuse et spirituelle mettent en scène des danses symboliques amenant les participants à la transe.

[3] Abdelfettah Kilito, La Querelle des Images, Paris, Eddif, 1996.

[4] Youssouf Amine Elalamy, Miniatures, Bordeaux, Hors’champs, 2004.

[5] Boucabar Boris Diop, Le temps de Tamango, Paris, L’Harmattan, 1981.

[6] Boucabar Boris Diop, Le Cavalier et son ombre, Paris, Philippe Rey, 2010.

[7] Alain Mabanckou, Bleu Blanc Rouge, Paris, Présence africaine, 2000.

[8] Daniel Tongning, Une saison dans les montagnes de l’Ouest Cameroun, Paris, Mon Petit Éditeur, 2011.

[9] Alain Mabanckou, Mémoires de porc-épic, Paris, Points, 2007.

 

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